4/ En Occident, un intérêt limité:
La presse en France, n’a jamais montré beaucoup d’intérêt pour la littérature chinoise. Et pourtant c’est en France que Mo Yan est le plus publié (17 livres) du fait de la passion d’un petit groupe d’éditeurs et de traducteurs.
Mo Yan était peu connu dans le monde anglophone (9 livres publiés) mais paradoxalement la presse s’est beaucoup attachée à parler de cet écrivain et souvent avec des articles de grande qualité. L’événement semblait important: un écrivain, chinois, communiste, vivant en Chine…On essaie de comprendre pourquoi l’Académie Nobel lui a décerné le prix plutôt qu’à Philip Roth, par exemple! Et tout naturellement s’est développé un débat sur la littérature dans les sociétés post-totalitaires auquel ont pris part journalistes, écrivains, intellectuels…tout ceci pimenté par quelques déclarations fracassantes et par l’intervention permanente des dissidents chinois aux Etats Unis.
En France, on est beaucoup plus en retrait: traducteurs et éditeurs ont parlé de Mo Yan et de son œuvre, souvent dans un cadre universitaire mais sans beaucoup de relais de la presse nationale ou des télévisions. De plus, à part les interventions de sinologues (et notamment de Noël Dutrait, Zhang Yinde, Chantal Chen-Andro…), il n’y a pas eu de débat intellectuel sur les thèmes auxquels l’œuvre de Mo Yan nous conduit; plus qu’aux Etats-Unis ce fut une discussion de spécialistes.
Les libraires en France ont assez peu surfé sur la vague: l’organisation des rayons et des présentoirs a plus poussé les prix littéraires que le prix Nobel. Mais ceux qui ont fait l’effort d’y consacrer des vitrines ou de présenter l’ensemble des rééditions, sont très satisfaits de leurs ventes. De plus, on va vendre l’œuvre d’un écrivain pendant plusieurs années à venir alors qu’un roman primé perd vite de son actualité.
Les éditeurs (Le Seuil, Philippe Picquier) ont multiplié les rééditions avec bandeaux et ont publié en poche les titres qui ne l’avaient pas encore été. Les ventes en France ont au moins doublé. En Suède, les deux traductions récentes de Anna Gustavson-Chen ont été vendues en quelques jours et sa traduction de « Le sorgho rouge », épuisée, a été rééditée en urgence.
Le prix a conduit à multiplier les projets concernant Mo Yan et la littérature chinoise.
En France, Le Seuil va sortir la traduction intégrale par Sylvie Gentil du « Clan du sorgho » (Actes Sud n’avait publié qu’une petite partie de ce grand roman). Des traductions de nouvelles sont en cours; le discours de réception de Mo Yan a été publié ainsi qu’un petit texte autobiographique « Le grand chambard ».
En Suède, Anna Gustavson-Chen finit la traduction de « Grenouilles ». Deux autres traductions sont en préparation; des nouvelles ont été traduites par Goran Malmvquist de l’Académie Nobel…Bref en quelques mois, les publications seront plus nombreuses qu’au cours des quinze dernières années.
Aux Etats Unis, la situation est très particulière: Mo Yan n’a qu’un seul traducteur qu’il connaît depuis « Le sorgho rouge » publié en 1993 et qui a traduit neuf de ses œuvres. Howard Goldblatt est une institution, avec une quarantaine de romans chinois et taiwanais. Le prix Nobel de Mo Yan n’a pas lancé le débat sur la manière dont cet auteur est traduit (5).
H. Goldblatt, avec l’accord de Mo Yan, a souvent coupé et réorganisé certains de ses gros romans pour les rendre plus lisibles par les lecteurs américains. Comme il le dit: « je pense que la responsabilité principale d’un traducteur est vis à vis du lecteur et non de l’écrivain. Je me rends compte que beaucoup de gens ne seront pas d’accord[…]mais je pense que nous devons produire quelque chose qui soit acceptable par le lectorat américain (6). « Beaux seins, belles fesses », a même été publié aux Etats Unis dans une version abrégée (240 pages) alors que l’excellente traduction de Noël et Liliane Dutrait en compte 825.
Aux Etats Unis, les rééditions se multiplient, les calendriers ont été adaptés car deux livres majeurs, déjà parus en France : « Quarante et un coups de canon » et « Le supplice du santal » sont lancés simultanément.
5/ Mo Yan et la politique avant le prix:
Mo Yan a tout traversé de la Chine de l’après-guerre: la faim, les mouvements sociaux, la Révolution Culturelle, l’ouverture économique et l’écrasement du mouvement démocratique. Une interview de Pierre Haski de décembre 2001 (7) permet de le situer face à la politique : « L’écrivain est l’ennemi naturel de l’homme politique; il est bien placé pour constater les inégalités ou les injustices[…]mais pour les dénoncer, on n’est pas obligé de le faire sous forme de « dazibaos » (affiches) mais plutôt sous une forme artistique ». « Un bon écrivain ne fait pas de la critique de la société le but de sa création ».
Comme il avait pu nous le déclarer en juin 2009 (8), la littérature ne doit pas avoir de responsabilité politique comme au temps de Mao Zedong, tout en regrettant que dans la Chine actuelle, l’important ce n’est pas la politique mais l’argent. Il rappelle qu’il a adhéré au Parti Communiste en 1979, qu’il en est toujours membre mais qu’il « avait perdu confiance dans le communisme depuis[…]1989 (date de la répression de la place Tian’anmen).
Des positions nettes d’homme libre qui essaie d’écrire ce qu’il veut dans le cadre d’un système très contrôlé. C’est pourquoi, différents incidents lors du Salon du Livre de Francfort ont surpris. La presse fut indignée que Tie Ning, présidente de l’Union des Ecrivains, déclare qu’il n’y avait pas de censure en Chine et s’est étonnée que Mo Yan ne soit pas intervenu. On lui a même reproché d’avoir expliqué « qu’un écrivain doit exprimer critique et indignation sur les aspects les plus sombres de la société et sur la laideur de la nature humaine; mais si certains veulent manifester dans la rue, nous devrions accepter ceux qui se cachent dans leur chambre et se servent de la littérature pour exprimer leur opinion »(9).
Quand Herta Muller a eu le prix Nobel de littérature en 2009, Mo Yan souligna (10) que la littérature des écrivains d’Europe de l’Est en exil établit un groupe comme l’oppresseur et l’autre comme l’opprimé alors que la réalité est plus complexe et doit être analysée plus avant. Ce qu’il fait d’ailleurs dans nombre de ses romans: dans « La dure loi du Karma », le héros est le propriétaire terrien, homme de bien, assassiné lors de la réforme agraire.
Faire copier à la main par cent écrivains, un paragraphe du discours de Yan’an en 1942 sur les rapports entre littérature et politique, un texte célèbre de Mao Zedong, est une idée baroque mais que l’Union des Ecrivains a soutenue. Mo Yan a participé, d’autres comme Yan Lianke ont refusé. Une attitude d’autant plus étonnante que Mo Yan souligne que ce texte « était extrêmement limité. Il mettait un accent trop prononcé sur les relations entre culture et politique et sur la nature de classe de la littérature, mais passait sous silence l’aspect humain de la littérature ».
Mo Yan a cependant beaucoup choqué en répondant au téléphone à Cui Weiping: elle lui demandait ce qu’il pensait de la condamnation de Liu Xiaobo à onze ans de prison: « je ne veux pas en parler et actuellement j’ai des amis à la maison.. »
6/ La politique éclipse la littérature:
Peter Englund, le secrétaire permanent de l’Académie Nobel, a tenté de centrer le débat: « nous attribuons un prix littéraire et sur des mérites littéraires, les dissensions politiques et leurs conséquences ne sont pas prises en considération ». Cela ne veut pas dire qu’il pense que la littérature est apolitique ou que Mo Yan écrit de la littérature éloignée de la politique, il suffit d’ouvrir ses livres pour se persuader du contraire, « mais il n’est pas un dissident politique[…]il est plus un critique du système qui procède à l’intérieur du système ».
A Gaomi, les premières questions des médias ont concerné Liu Xiaobo, la réponse de Mo Yan qui a souhaité qu’il soit libre le plus rapidement possible, a de fait gêné certains dissidents chinois qui, à l’annonce du prix, l’avaient violemment critiqué.
Ai Weiwei, un artiste majeur, très connu hors de Chine et qui avait déclaré que le prix à Mo Yan était « une insulte à l’humanité et à la littérature », explique maintenant (en toute simplicité !) qu’il est heureux d’accueillir de nouveau Mo Yan dans les bras du peuple ! Quant à Nicholas Bequelin de Human Rights Watch, il croit utile de préciser que « Mo Yan a un esprit qui lui est propre, il n’est pas une marionnette du gouvernement ».
Certaines réactions en Chine de militants des droits de l’homme sont virulentes. Quant à Liao Yiwu, écrivain dissident, emprisonné plusieurs années et maintenant réfugié en Allemagne, il déclare au Spiegel (15/10/2012) ; « je suis stupéfait, pour moi, c’est comme une gifle ». Le mot « vérité » revient sans cesse dans cet interview comme si Liao Yiwu était le seul à l’incarner ! Pour lui, Mo Yan est un écrivain officiel. A t-il jamais ouvert un livre de Mo Yan ?
Par contre, les commentaires des écrivains qui vivent en Chine la difficulté d’écrire ce qu’ils veulent dans le cadre du système, sont très enthousiastes. Yan Lianke, que certains jugent plus indépendant que Mo Yan, le défend (11): « le fait qu’il soit vice-président de l’association des écrivains et qu’il ait copié le discours de Mao, n’a rien à voir avec son œuvre. Mo Yan a une grande sagesse, il est capable de distinguer sa vie et son travail ». Il déclare aussi au Guardian « son travail est unique, depuis trente ans il est au mieux de sa créativité et cela n’est pas facile ».
L’écrivaine et cinéaste Guo Xiaolu, très connue à Londres, dans un article de « The Independent » du 15/12/2012, n’accepte pas les critiques de Liao Yiwu, et explique qu’il est faux de dire que dans une société post-totalitaire il n’y a le choix qu’entre le suicide artistique et le suicide personnel d’un martyre politique. Elle se réjouit d’un prix qui peut faire connaître la littérature chinoise, magnifiquement ignorée en Occident (alors que beaucoup de Chinois ont lu des dizaines d’écrivains occidentaux…).
Toute cette agitation médiatique conduit à une directive de l’organisation centrale de la censure: les commentaires sur internet qui critiquent le Parti et le gouvernement et mentionnent les noms des prix Nobel Gao Xingjian et Liu Xiaobo, doivent être supprimés.
Global Times, un organe du Parti Communiste chinois, se félicite que Mo Yan évite de parler de politique. La conception maoïste de la littérature soumise à la politique est bien oubliée de nos jours ! « Mo Yan est un réel défenseur de la littérature, il refuse de mélanger littérature et politique[…]Le prix Nobel de littérature ne doit pas être un instrument politique que l’Occident utilise pour attaquer la Chine » (10/12/2012).
Les attaques ne manquent pas dans la presse internationale: Herta Muller, qui n’a pas oublié les remarque de Mo Yan en 2009, explique que cette décision est une catastrophe et qu’elle a voulu pleurer quand elle l’a apprise. Quant à Salman Rushdie, il traite Mo Yan de « pigeon « du régime. La palme de l’insulte est cependant remportée par Ye Du, webmaster du Pen Club chinois, qui compare Mo Yan à une prostituée qui vante que ses services sont sains (12) !
A Stockholm, le débat politique se durcit avec deux pétitions que Mo Yan refuse de signer: l’une de 134 prix Nobel demandant la libération de Liu Xiaobo; l’autre, préparée par le Pen Club chinois et quarante intellectuels et activistes vivant en Chine, réclame la libération de Liu Xiaobo et de tous les prisonniers politiques.
Mo Yan dans ses nombreuses rencontres avec la presse souligne qu’il a déjà donné son opinion sur Liu Xiaobo et qu’il souhaiterait enfin que l’on parle de ses romans !
Bertrand MIALARET
PS1 : Tous mes remerciements à trois bons connaisseurs de Mo Yan que j’ai pu interroger longuement :
- Anne Sastourné, éditrice de Mo Yan aux Editions du Seuil.
- Noël Dutrait, traducteur de plusieurs grands romans de Mo Yan, professeur et directeur de l’Institut de Recherches Asiatiques.
- Anna Gustavson-Chen, traductrice à Stockholm de trois romans de Mo Yan.
PS2 : Les grands romans de Mo Yan ont été publiés en France par Les Editions du Seuil qui ont joué un rôle essentiel pour le faire connaître. Les Editions Philippe Picquier ont à leur catalogue « Le radis de cristal », « La joie » et plusieurs nouvelles.
(5)Chinese Cross Currents. April 2012. “Reading Chinese novels in the West”.
(6) Traduit d’une interview par Andrea Lingenfelter.
(7) Pierre Haski, « Cinq ans de Chine » p.31. Editions des Arènes, 2006.
(8) Rue 89 « De la dictature du Parti à celle du marché », 24/06/2009.
(9) New York Times 11/10/2012.
(10) English caixin.com, 30/11/2012.
(11) Le Monde.fr; 12/10/2012 ; Brice Pedroletti.
(12) AFP du 8/12/2012.
(13) Zhang Yinde, « La fiction du vivant, l’homme et l’animal chez Mo Yan », Perspectives Chinoises n° 2010/3.
(14) Nobelprize.org; « Ceux qui racontent des histoires » traduit par Chantal Chen-Andro.
(15) New York Review of Books (6/12/2012). Perry Link: “Does this writer deserve the prize?”
(16) Chinafile.com;”Politics and the Chinese language”. Perry Link; 24/12/2012.
(17) Chinafile.com; “What Mo Yan detractors get wrong”. Charles Laughlin; 12/11/2012.
(18) Anna Sun; “The diseased language of Mo Yan”; kenyonreview.org