Le cycle « Littérature et Cinéma » dont j’ai parlé il y a quelques semaines, m’a permis de découvrir un film magnifique de Chen Kaige, « Le roi des enfants » mais aussi de relire plusieurs nouvelles de A Cheng (1)et surtout un livre remarquable de Chen Kaige, « Une jeunesse chinoise » (2) qui est, à mon sens, essentiel pour « sentir » ce qu’a été la Révolution Culturelle et l’envoi des jeunes « à la campagne ».
1-« Une jeunesse chinoise », un livre à découvrir :
Le livre paraît d’abord traduit en japonais en 1989, puis en 1991 à Taiwan et enfin en Chine dans une version « expurgée ». Chen Kaige est alors un cinéaste connu après le succès de « La terre jaune » en 1985. Les bâillements des membres du jury du Festival de Cannes en 1989 où il présente « Le roi des enfants », probablement son plus beau film, l’incitent à aller aux Etats Unis.
Il prend ses distances vis à vis de la Chine et écrit ce livre à New York. Comme il le dit dans sa Préface, « ce petit livre a trait à la Révolution Culturelle. Il a trait aussi à moi-même. Je considère que mon expérience de la vie s’est formée principalement à cette époque, d’autant plus que cette révolution m’a permis de me connaître moi-même ». Certes des millions de jeunes Chinois pourraient écrire cette même phrase, mais celui-ci a beaucoup de talent et n’hésite pas, contrairement à d’autres, à « monter moi-même à la tribune judiciaire …pour assumer la part de responsabilité qui m’incombe. En ce sens, ce livre est une confession ».
Le livre fournit au lecteur suffisamment d’éléments historiques mais c’est l’occasion de se plonger dans « La génération perdue »(3) de Michel Bonnin, sur l’envoi des jeunes « à la campagne » et, pour lutter contre l’amnésie qui menace la Révolution Culturelle, de lire les textes rassemblés par Song Yongyi sur « Les massacres de la Révolution Culturelle » (4)
2-Une autobiographie comme confession, ses relations avec son père:
Chen Kaige a 61 ans, il est né dans une famille de cinéastes connus. Son père souvent en tournage est peu présent, mais il est proche de sa mère et surtout de sa nourrice, grand-mère Shen, d’origine mandchoue, qui lui fait aimer Pékin et lui montre comment vivre dans la dignité.
Au lycée, il rencontre A Cheng et le poète Bei Dao; cette école secondaire n°4 est peuplée d’enfants de dirigeants, qui hiérarchie oblige, constitueront l’essentiel des Gardes Rouges. Il est dans une position très inconfortable car son père, qui a adhéré en 1939 au Kuomintang, n’est pas membre du Parti Communiste; un « handicap familial » très lourd et il se met à haïr son père.
Chen Kaige revit les débuts de la Révolution Culturelle à Pékin, le culte de Mao et le rôle de la violence. Comme disait Lin Biao, « Le pouvoir d’Etat, c’est le droit d’opprimer ». Son père fait face à une « assemblée d’accusation » et Chen Kaige à 14 ans crie « A bas » comme tous les autres. « Pour m’agréger à la masse, j’avais perdu mon père ». Leur maison est pillée, les livres brûlés. « Cette méthode de perquisition ne vise pas seulement à dépouiller la victime du cadre de son existence indépendante, mais aussi à lui ôter ses repères et ses points d’attache spirituels par la destruction du passé »(p. 100).
3- La Révolution Culturelle et la terreur:
Sa vision de la révolution culturelle est éclairante. La haine, la propagande ont joué un rôle mais l’essentiel est la terreur; « la nature humaine est telle que l’homme ne peut pas s’abstenir de la collectivité; la crainte d’être expulsé du groupe est l’une des terreurs primitives de l’humanité…On aboutit à une situation où tout ce qui est individuel peut être vu comme une faveur de l’Etat…Renoncer à la bienfaisance et à la protection de l’Etat équivaut pour un individu à renoncer à sa propre conservation…La violence…s’est diffusée selon un mécanisme psychologique qui est la crainte de demeurer en arrière des autres » (p.106).
Lui aussi goûte au « plaisir de la violence » et nous décrit l’évolution de ses amis et de leur entourage. « Quand les hommes sont devenus adultes, l’écart entre ce qu’ils sont en réalité et dans leur tête s’amenuise de plus en plus, à cause de la société et, plus encore à cause d’eux-mêmes »(p.118).
Il nous parle des assassinats camouflés en suicides; il nous décrit avec émotion les dernières heures du grand écrivain Lao She. Il nous explique comment les proches (ce n’est certes pas le cas du fils de Lao She !) s’efforcent de prouver qu’il y a eu meurtre car le suicide est une trahison du groupe. « C’est pourquoi le suicide qui ébranle le sens de la sécurité propre à la masse, est par excellence chose hideuse…L’expression technique alors en vigueur pour le désigner est « se couper du Parti » »(p.136). La déchéance de la famille est alors dramatique.
4- L’envoi à la campagne au sud du Yunnan:
Il rejoint au printemps 1969 une ferme d’Etat dans le sud du Yunnan, une province moins inhospitalière que la Mandchourie où sont envoyés nombre de ses camarades. C’est la zone frontalière du Xishuangbanna, une région tropicale où coule le Mékong, peuplée de minorités ethniques dont les Dai. Quelques lignes sont consacrées à cette ethnie (p.160), mais il est clair que pour lui comme pour A Cheng, ce n’est pas intéressant. L’ethnocentrisme Han est une constante !
Les conditions de vie sont difficiles et dangereuses, un jeune est écrasé par un arbre, une jeune fille violée devient folle; mais Chen Kaige refuse la littérature des jeunes instruits remplie de « plaintes et de gémissements ». Il passe deux ans dans cette ferme à défricher la forêt et à planter des hévéas; il rejoindra l’armée en 1971. Il reviendra en 1986 pour faire des repérages pour son film tiré de la nouvelle d’A Cheng. La forêt primaire a disparu, les hévéas ont poussé, les lieux sont inchangés, « j’ai eu soudain l’impression de n’être jamais parti d’ici ».
« Le roi des enfants » est un film magnifique qui nous conte l’histoire d’un jeune instruit, sans expérience, qui est nommé professeur. Il inculque à ses élèves le respect de l’écrit, de la réflexion personnelle, des valeurs universelles. Cela ne durera pas. Mais la nouvelle est moins pessimiste que le film qui se termine par un incendie majeur dans la montagne; les flammes, les cendres, les cadavres noircis des arbres, une génération sacrifiée…
(1) A Cheng, « Les trois rois: le roi des échecs, le roi des arbres, le roi des enfants » traduit par Noël Dutrait. L’Aube poche 2000; 240 pages.
(2) Chen Kaige, « Une jeunesse chinoise », traduit par Christine Corniot. Editions P. Picquier, 2001, 200 pages, 7,50 euros.
(3) Michel Bonnin, « Génération perdue » ; Editions de l’EHESS, 2004, 490 pages.
(4) « Les massacres de la Révolution Culturelle », textes réunis par Song Yongyi, traduit par Marc Raimbourg. Buchet Chastel 2008 ou Folio Documents(poche), mars 2009, 430 pages, 9,30 euros.