Avec l’épidémie, les ventes de « La Peste » de Camus explosent en Italie et en France. De bon augure pour le roman de Chi Zijian « Neige et Corbeaux » (1) qui vient d’être traduit avec talent par François Sastourné et publié par les Editions Philippe Picquier.
Le roman est sorti en Chine en 2010, comme un anniversaire de la peste de Harbin et de Mandchourie qui fit 60 000 morts en 1910/1911. Harbin est maintenant une ville de 11 millions d’habitants, au Nord Est de Pékin, connue dans le monde entier pour son concours de sculptures sur glace.
A l’époque, Harbin, fondée en 1898, se développe rapidement avec le Transsibérien et compte 100 000 personnes, essentiellement des Russes qui vivent le long du fleuve Songhua, une ville qui conserve de très beaux témoignages architecturaux. De l’autre côté du fleuve, le quartier chinois de Fujiadian (actuellement Daowai), assez misérable et qui ne bénéficie pas de monuments comparables.
L’auteure a réalisé un travail de documentation important que l’on a pu tester sur plusieurs sujets. Elle a la capacité de faire vivre cette vision du passé et de créer des personnages qui illustrent cette période historique.
Chi Zijian, une écrivaine de l’Extrème Nord :
Elle est née en 1969 à Mohe , l’une des agglomérations situées le plus au Nord où les températures de moins 40° sont courantes. Elle a écrit de merveilleuses nouvelles, trois recueils publiés par Bleu de Chine de 1997 à 2004, puis « Toutes les nuits du monde » (3). Suit un court roman sur la communauté juive de Harbin, « Bonsoir la Rose » (2) et une magnifique évocation du peuple Evenki, des nomades éleveurs de rennes (« Le dernier quartier de lune ») (4).
Dans « Neige et Corbeaux », elle a la volonté de faire revivre Fujiadian avant et pendant l’épidémie de peste en montrant l’impact de la maladie sur la vie quotidienne et ses limites ; « en d’autres termes, je voulais mettre de côté les squelettes blanchis et décrire la vie sous le nuage de la mort » (p.360). Et pourtant le nombre de morts à Fujiadian a dépassé 5 000 soit près de trois personnes sur dix.
Les personnages sont nombreux et très divers: un eunuque, Zhai Yisheng, une fille de joie rachetée, une cantatrice russe, Sennikova, un restaurant , une distillerie, des aires de stockage de céréales. La ville de Harbin est un personnage important.
De nombreux aspects nous rappellent l’épidémie de Covid-19 que nous vivons et l’attitude de nos concitoyens qui manquent de discipline ; peut-être pensent-ils, comme à Harbin, que la contagion est inéluctable et qu’il faut mener une vie normale.
Mais le ton du roman n’est pas tragique, la vie continue malgré les morts et les quarantaines. Le livre revient après plusieurs chapitres sur nombre de personnages que l’on a crus oubliés. C’est pourquoi, on peut regretter que l’éditeur ne nous ait pas fait le cadeau nécessaire d’une liste de personnages et de leurs relations.
Des corbeaux, un animal protecteur :
Ces oiseaux interviennent à de nombreuses reprises, les enfants jouent avec eux, certains habitants les nourrissent régulièrement, ils nichent en haut des arbres. A Harbin, ils accompagnent tristement les funérailles alors qu’avant les confinements, c’était une occasion de fêtes.
En Europe, ils sont certes associés à l’hiver mais aussi à la pauvreté et au malheur. En Mandchourie, ils ne sont pas à l’origine de l’épidémie de peste qui provient des marmottes et de leurs chasseurs. Les Mandchous les révèrent tout comme le cygne et le chien. Ils ne mangent pas de chien et n’utilisent pas leur peau.
Nurhaci, fondateur de la dynastie des Qing, fut sauvé par un groupe de corbeaux qui cachèrent son corps et lui permirent d’échapper à ses ennemis. En remerciement, au centre de la cour du palais de Shenyang, se dresse un poteau en bois de sept mètres avec un réceptacle pour les nourrir et offrir un sacrifice au ciel.
Une épidémie dramatique :
A Wuhan, l’épidémie de coronavirus a été correctement détectée mais certains responsables du PC de la ville ont forcé les médecins à se taire. La situation en Mandchourie a été différente mais mal évaluée : on a commencé par lutter contre une peste bubonique en essayant d’éliminer les vecteurs, les rats.
L’épidémie s’étend rapidement, les Russes et les Japonais qui contrôlent les chemins de fer font pression sur le gouvernement chinois ainsi que les consuls de divers pays étrangers. C’est alors que le ministère des Affaires Etrangères demande à Wu Liande, récemment invité comme vice-directeur de l’Ecole de Médecine de Tianjin, de se rendre à Harbin pour enquêter sur cette maladie.
Chi Zijian choisit de « ne pas modeler dans (son) roman un personnage héroïque, bien que Wu Liande soit bien le héros qui a rétabli la situation », (p.359). Wu Liande (1879-1960) est né en Malaisie, à Pénang, d’un père nouvel immigré et d’une mère de la seconde génération d’immigrants. Il fait des études à Pénang puis à Cambridge. Une brillante carrière universitaire puis clinique au St Mary’s Hospital à Londres.
A Harbin, il ne parle quasiment pas chinois mais il a un assistant Li Jiarui. Il commence par disséquer un cadavre pour découvrir qu’il s’agit en réalité d’une peste pneumonique qui se transmet directement d’homme à homme. Cette découverte est rejetée par Dr Hoffkine, le directeur de l’hôpital russe et par un Français, Gérald Mesny, envoyé en renfort par le gouvernement et qui, furieux d’être sous l’autorité d’un jeune Chinois, va tenter sans succès de l’évincer.
Wu Liande va très rapidement mettre en œuvre les techniques de contrôle d’une épidémie dont on nous parle tous les jours : pas de contacts, masques, quarantaine, contrôle des déplacements. La ville de Harbin est coupée du monde par l’armée. Les cadavres que l’on ne pouvait enterrer à cause du gel, sont incinérés, une décision prise « au plus haut niveau ». Les wagons de chemin de fer sont utilisés comme hôpital de campagne. Même l’église catholique de Harbin et ses prêtres français devra se soumettre et évacuer les malades qu’elle cachait.
Un conflit colonial :
Le Docteur Gérald Mesny, qui, malgré le soutien de la légation française, échoua à évincer Wu Liande, continue à soigner mais sans la protection d’un masque, il mourra de la peste pneumonique. Une nécrologie parait dans un journal de Brest du 4/3/1911 intitulée « Un dictateur de l’hygiène en Chine ». On a oublié le ton de ces chroniques coloniales ; celle-ci est hallucinante par son style quand elle parle de la Chine, par son mépris, par ses oublis sur les erreurs de diagnostic d’un médecin qui est loué pour sa contribution à la grandeur de la France.
Un monument à sa mémoire est inauguré à Brest en 1921, puis il est fondu. Le buste de taille réduite est conservé au musée d’Orsay.
Quant à Wu Liande, il est décoré, préside la Conférence internationale sur la peste à Shenyang, publie dans The Lancet et demeure en Chine jusqu’à l’occupation japonaise. En 1937, il retourne en Malaisie, à Ipoh, où il travaille comme médecin généraliste et traite gratuitement les pauvres. Il ouvre la bibliothèque Tun Razak à Ipoh et à 80 ans se retire à Penang. Une association y chérit sa mémoire et sa fille a écrit sa biographie (5).
Bertrand Mialaret
- Chi Zijian, “Neige et Corbeaux », traduit par François Sastourné, P. Picquier, 2020, 360 pages, 21,50 euros.
- Chi Zijian, « Bonsoir la Rose », traduit par Stéphane Lévêque et Yvonne André ; P. Picquier, mai 2015, 185 pages, 20 euros.
- Chi Zijian, « Toutes les nuits du monde », traduit par Yvonne André et Stéphane Lévêque ; P. Picquier, 2013.
- Chi Zijian, « Le Dernier Quartier de Lune », traduit par Yvonne André et Stéphane Lévêque ; P. Picquier, septembre 2015, 360pages, 22 euros.
- Wu Yu-lin, « Memories of Dr Wu Lien Teh: Plague Fighter”, reprint by Areca Books, 2016.