La romancière Chi Zijian dans un livre magnifique, « The last quarter of the moon » (1) nous fait découvrir le crépuscule des Evenki, nomades éleveurs de rennes sur « The right bank of the Argun », selon le titre original, mieux adapté.
1- Les Evenki et la rivière Argun :
La rivière Argun sur 900 kilomètres, sert de frontière entre Chine et Russie et près de Mohe, la ville la plus au nord de la Chine, rejoint la Chika pour former le fleuve Amur (Heilongjiang en Chinois) qui, sur 1600 kilomètres, matérialisera la frontière.
Les Evenki (connus autrefois comme Tungus et dont la langue est proche du mandchou) comptent en Chine 30000 personnes (et 35000 en Russie). Ils constituent en Chine l’un des 55 groupes ethniques ou nationalités. Ils proviennent de la zone entre le lac Baikal et la rivière Amur. Il s’agit d’un peuplement très ancien; ils ont toujours vécu avec des rennes alors que d’autres tribus élèvent des chevaux.
Les contacts avec les cosaques ont été difficiles mais la frontière entre la Russie et l’empire de Kangxi fut fixée en 1689 par le traité de Nertchinsk et les Evenki sont incorporés dans les huit bannières de l’empire mandchou.
Dans une postface non publiée mais traduite par Bruce Humes sur son site Ethnic China Lit (www.bruce-humes.com) , Chi Zijian nous explique qu’ayant passé les 17 premières années de sa vie dans la région de Mohe, elle connaissait les tribus Orogen et Evenki. L’exploitation de la forêt, commencée dans les années 1960, déséquilibre le mode de vie des Evenki et de leurs rennes; les autorités vont alors tenter de les sédentariser à Genhe en Mongolie Intérieure.
Un voyage en Australie et des contacts avec les aborigènes à Darwin, lui montrent que les conséquences d’une sédentarisation (alcoolisme, prostitution, dégénérescence de l’art ancestral en souvenirs pour touristes…) sont comparables; mais pour les Evenki, c’est plus grave car les rennes ne peuvent pas vivre parqués comme du bétail. Elle retourne en Mongolie Intérieure pour enquêter et rencontrer les Evenki âgés qui retournent dans les montagnes et la jeune génération qui se voit bien vivre en ville (2).
Le roman est publié en 2006 et en 2008 est l’une des trois œuvres couronnées par le prix Mao Dun, le prix littéraire le plus prestigieux de Chine.
La narratrice, dont on ne connaît pas le nom, a quatre vingt dix ans et a été l’épouse de deux chefs de clan Evenki. Elle nous conte sa vie et celle de son peuple. En introduction de chacune des quatre parties du livre, elle nous parles des Evenki d’aujourd’hui et de l’impossibilité pour beaucoup d’une vie sédentaire.
2-Des acteurs essentiels: les rennes et les shamans:
Les Evenki ont de l’amour pour leurs rennes qui sont beaucoup plus qu’un troupeau, presque des partenaires. « In my eyes, white reindeers are clouds fleeting across the face of the earth. I’ve never encountered another animal that posseses the docile temperament and endurance of the reindeer…Reindeers were certainly bestowed upon us by the Spirits, for without these creatures we would not be”(p.22).
Les hommes et les rennes s’accompagnent mutuellement dans les migrations à la recherche des mousses pour les rennes et de nouveaux terrains de chasse. Ils sont libres avec leurs grelots mais reviennent chaque soir au camp. On ne mange pas leur chair, on boit leur lait et on les utilise pour transporter hommes et campements.
Les rennes sont l’obstacle majeur à une vie plus sédentaire. Comme dit la narratrice: « my reindeers have committed no crime and I don’t want to see them imprisonned either »(p.4).
Les rennes comme les hommes ont un roi. Les grelots du roi qui vient de décéder, sont attachés au cou de son successeur, un petit tout blanc, choisi par le shaman (p.147). Comme les hommes, ils sont affectés par des épidémies au moins aussi graves que la fièvre jaune qui dévasta les camps des Evenki.
Les shamans ne purent les protéger et pourtant ils savent guérir; ils peuvent intercéder auprès des esprits qui sont partout. Les shamans, hommes ou femmes, découvrent progressivement leurs pouvoirs qui les font reconnaître par le clan.
Mais sauver des vies a un prix: un Japonais, lieutenant Hoshida, demande de guérir sa blessure à la jambe, le shaman lui explique que cela lui coûtera la vie de son cheval. Le cas de Nihau, la shamane est plus tragique: « when she left the camp, she knew that if she saved the life of that sick child, she’d lose one of her own”(p.169).
3-La forêt et les hommes:
La forêt est toute leur vie, leurs huttes coniques faites d’écorce, de peaux et de bois sont facilement transportables. Les morts ont une sépulture « dans le vent », placés sur des plates-formes au sommet des arbres. Les arbres doivent être respectés, on ne les coupe pas inconsidérément. L’écorce de bouleau sert à fabriquer tous les objets usuels ainsi que les canoës.
Les animaux sont chassés avec respect, petits comme les écureuils (dont on vend les peaux) et les faisans, plus gros comme les chevreuils, massifs comme les élans et les ours.
Certains peuvent être apprivoisés comme le faucon de Dashi, son seul ami qui pour lui chasse les lièvres. Les animaux n’oublient pas: un louveteau dont Dashi a tué la mère, finalement le retrouve après de longues année et le tue ainsi que son faucon (p.63).
Les animaux peuvent devenir des immortels: deux jeunes filles inconnues se sont jointes aux funérailles d’Ivan, des renardes qu’Ivan avait épargnées. De même un serpent est la réincarnation de Tamara, le mère de la narratrice (p.175)
4- Le cycle de la vie :
Tous les personnages du livre ont une histoire; le schéma de la généalogie du clan est la première page du roman. La filiation de chacun est essentielle, tous ont des caractères propres, leurs qualités et leurs petits côtés.
Les antipathies, les rivalités sont évoquées et leurs conséquences peuvent être graves. Les Evenki ne sont pas idéalisés mais parfois ils sont réincarnés : « Lajide’s grandfather realised that under a full moon, humans reveal their true colours. From their sleeping position you can tell what they were before- a reincarnated hare or lynx or tiger, and so on »(p.136).
L’amour joue un rôle primordial dans les relations, il est vanté, magnifié tout comme la sexualité; les femmes ont un rôle essentiel même si quelques tabous subsistent (généralement elles ne chassent pas et ne doivent pas approcher les forgerons: « women are made of water and if they stand too close, they will put the fire out »(p.112).
Certains évènements majeurs parviennent jusqu’aux montagnes des Evenki: l’occupation japonaise et le Mandchukuo, mais les Japonais ne sont pas présentés comme démoniaques comme souvent dans les romans chinois. L’opposition entre communistes et KMT, la réforme agraire, la famine du Grand Bond en avant, la Révolution Culturelle et les exactions des gardes rouges, tout cela crée des incidents parfois graves mais ne change pas leur mode de vie.
C’est l’exploitation de plus en plus intensive de la forêt qui crée la rupture. Les routes, les trains, les coupes trop sévères impactent la végétation et les mousses que mangent les rennes. De plus le gibier devient très rare. Et c’est à partir de 1959 que se manifeste une volonté politique de les sédentariser (3) dans plusieurs villages puis à Genhe (4).
Mais le roman ne se transforme jamais en pamphlet écologique, c’est un magnifique poème sur la vie, les hommes et la nature. Le style est simple, peu de longues descriptions mais des dialogues très vivants. C’est la vie de son clan que nous conte la narratrice selon ses priorités et avec ses propres mots. On est ému par la vie de tous les jours sans évènements spectaculaires, sans tragédies historiques majeures (comme dans « Les survivants » de Wuhe, un grand roman sur les aborigènes de Taiwan).
Le traducteur, Bruce Humes, a bien servi l’écrivain. Il vit en Chine depuis longtemps, à Kunming depuis quelques années et s’intéresse particulièrement aux minorités ethniques comme l’indique le titre de son blog. Ce roman était donc tout à fait dans ses centres de compétence. Il a particulièrement recherché des équivalences aux termes en langue Evenki dont il a conservé certains et ses articles concernant les Evenki et ce roman montrent son intérêt pour ce peuple dont la civilisation est en train de disparaître.
Bertrand Mialaret
(1) Chi Zijian, « The last quarter of the moon », translated by Bruce Humes. Harvill Secker. London 2013.
(2) Un bel ensemble de photos voir www.chinannc.com/English/ewenki
(3) Richard Fraser, « Forced relocation among the reindeer- Evenki of Inner Mongolia. Leiden University, The Netherlands www.academia.edu/1071866/Forced-Relocation
(4) Los Angeles Times, Jonathan Caiman “Chinese reindeer wrangler won’t be herded into city (13/12/2011)