On peut regretter que l’on ne parle pas plus souvent de la littérature de Singapour et de la Malaisie. En Malaisie, une vie littéraire encadrée par l’Etat pour la langue malaise et bien peu d’ouverture internationale, mais aussi pour la littérature en anglais, des écrivains comme Tash Aw et Tan Twan Eng, connus dans le monde entier. A Singapour, de nombreux écrivains aidés mais aussi parfois contrôlés par les pouvoirs publics.
C’est pourquoi, on peut se féliciter de la tenue à Paris en novembre dernier d’une conférence animée par Tash Aw et réunissant de jeunes écrivaines de Malaisie et de Singapour : Sharlene Teo, YZ Chin, Amanda Lee Koe et la malaisienne Preeta Samarasan qui vit en France.
- Sharlene Teo et « Ponti » :
Nous avons déjà rencontré Sharlene Teo qui a préfacé le beau roman de Sanmao « Stories of the Sahara » dont on a parlé il y a quelques semaines. Sharlene est née à Singapour et vit depuis dix ans en Angleterre où elle a fait ses études de droit, (elle est avocate mais n’a jamais pratiqué), puis de littérature et de création littéraire à Norwich, à l’université de East Anglia.
En 2017, Sharlene fut invitée à participer à l’International Writing Program de l’université de l’Iowa. Depuis 1967, ce programme de résidence de trois mois a accueilli 1400 écrivains de plus de 150 pays, dont certains comme Mo Yan obtiendront le prix Nobel. Il s’agit de créer des contacts entre les résidents et avec des écrivains américains confirmés et de fournir une ouverture sur la vie universitaire américaine.
L’impact négatif des études de création littéraire a parfois été souligné, « Ponti » en est un bon exemple. Le livre est structuré autour de deux jeunes femmes, Circé et Szu et la mère de Szu, Amisah. Deux narratrices et plusieurs périodes différentes de leur vie sans souci chronologique mais en essayant de capter l’attention du lecteur. On aboutit à une structure narrative assez artificielle avec des ruptures fréquentes, des risques de répétitions et surtout un manque de suivi dans l’analyse psychologique des personnages. C’est la principale faiblesse de « Ponti ».
Le livre a été soutenu par des bourses et des prix avant même d’être terminé. Un soutien de la critique, un roman édité par Picador (1) et rapidement traduit en français (2). Une critique très élogieuse, à mon sens un peu trop. Sharlene Teo prépare son deuxième roman et va enseigner à l’université Saint Mary à Twickenham près de Londres.
- Une « Ponti », une « Pontianak », un fantôme terrifiant :
Amisah, la mère de Szu, a tourné, comme actrice principale, trois films. Elle joue le rôle de Pontianak, un fantôme féminin, un vampire, une femme morte lors d’un accouchement, qui se nourrit d’hommes qu’elle tue avec ses ongles.
Dans la réalité, ces trois films ont été tournés à partir de 1957 par B.N. Rao, produits par Cathay-Keris Studio avec comme vedette Maria Menado, considérée comme la plus belle femme de Malaisie. Le premier film a connu un grand succès, des scènes réalistes et des spectateurs s’évanouissant dans les salles de cinéma. Une nouvelle équipe a produit « La revanche de Pontianak » en 2019.
- Amisah, une villageoise devenue star :
Un personnage intéressant, elle est née dans un petit village de Malaisie, près de la mer, dans les étendues de mangrove. Elle a six frères mais la seule personne qu’elle aime est Didi, un jeune frère. Elle est froide et distante mais d’une très grande beauté. Elle travaille à Singapour à la caisse d’un petit cinéma Le Paradis. Wei Loong lui fait la cour, il est restaurateur d’antiquités ; ils se marient en 1977.
Elle travaille à la caisse du cinéma, elle rencontre le metteur en scène des films qui lui propose le rôle de Pontianak. Les films sont un échec commercial. Son mari est jaloux du metteur en scène qui, en 1983, partira pour Hong Kong. Le couple achète une maison avec les fonds gagnés à la loterie et Amisah retournera à son cinéma.
En 1987, Szu Min est née, un « accident heureux ». Amisah n’aime plus Wei Loong, elle ne l’a aimé que parce qu’il était amoureux d’elle. En 2003, Wei Loong s’en va au grand désespoir de Szu Min qui sent bien que sa mère ne lui montrera jamais d’affection.
- Circé et Szu, une amitié fusionnelle :
Szu n’est pas une beauté et Circé, sociable et contente de vivre, vient d’une famille aisée. A l’école, elles n’ont pas de petit ami. Circe a un frère, Leslie, un beau garçon de 18 ans un peu plus âgé que les deux filles et qui plait à Szu.
Les deux filles sont très proches ; les sorties des élèves permettent à l’auteur d’évoquer la ville de Singapour et notamment le célèbre parc Haw Par Villa et ses fameux « Courts of Hell ». On nous parle peu de la ville sinon de son climat mais pas des différents quartiers ou de la nourriture qui est l’un des principaux attraits de cette cité.
Szu et Circe ont souvent rendu visite à Amisah très malade à l’hôpital. La mort de sa mère n’a pas réconcilié Szu avec elle : « J’ai passé tellement de temps à la détester ». Les deux filles s’éloignent l’une de l’autre. Circe lui reproche ses plaintes continuelles, son sentiment de supériorité et sa capacité à détester son entourage, elle ne veut plus être sa babysitter.
Dix-sept ans plus tard, Szu, qui a arrêté ses études, a une petite fille ; Circe a divorçé de son mari Jarrold. Elle travaille sur la promotion d’un film, un remake de Pontianak. On en sait peu sur elle, sur ses ambitions, ses parents, sa vie quotidienne. Dans ses retrouvailles avec Szu, le passé est très présent dans tous leurs dialogues tout comme Amisah, qui a joué un rôle important dans les relations entre les deux femmes.
On ne reviendra pas sur la structure du livre, sa principale faiblesse. Par contre le style est très plaisant : peu de dialogues, de belles images, un peu d’humour, un texte très travaillé. La culture de Singapour n’est pas très présente dans les relations entre Circe et Szu, mais la Pontianak occupe beaucoup de place ! On reparlera de Sharlene Teo.
Bertrand Mialaret
- Sharlene Teo, « Ponti », Picador, 2018. 290 pages.
- Sharlene Teo, “Ponti”, traduit par Mathilde Bach, Buchet Chastel, 2019, 312 pages, 20 euros.