Il est certain que des pressions médiatiques ne sont pas propices à des expressions nuancées; comme dit Mo Yan: « j’ai eu le sentiment que la personne visée n’avait rien à voir avec moi ». Néanmoins, ses commentaires sur la censure qu’il compare aux contrôles de sécurité lors de l’embarquement dans un aéroport, ont été considérés à juste titre comme pour le moins maladroits !
Comme d’autres grands écrivains chinois, Yu Hua ou Yan Lianke, il est un expert de la corde raide ou de la ligne jaune ! On peut se créer une marge de liberté en recourant à la médiation de l’histoire et en utilisant son royaume de Gaomi et les traditions paysannes…La dérision est une arme efficace: dans « La dure loi du Karma », pendant le Grand Bond en avant, les seuls hauts-fourneaux qui produisent un fer acceptable, sont ceux que dirigent les « droitiers » d’un camp voisin de rééducation !
L’importance des animaux dans ses livres, que souligne le professeur Zhang Yinde (13), lui permet d’avancer masqué, c’est le cas dans « Grenouilles » ou dans l’épisode du cochon dans « La dure loi du Karma ». De même, le symbole de la mère, de la mère nourricière, de la terre de Chine, permet dans « Le clan du sorgho » ou dans « Beaux seins, belles fesses » d’évoquer à sa manière, l’histoire récente de son pays.
« Beaux seins, belles fesses » a été retiré de la vente puis publié à nouveau en 2003, mais il explique que la censure ne l’a jamais empêché d’écrire ce qu’il souhaitait, cela peut même être un aiguillon pour l’écrivain; néanmoins il n’aborde pas comme Yan Lianke, les conséquences potentiellement désastreuses pour la littérature de l’autocensure.
On peut stigmatiser la corruption de manière extrême comme dans « Le pays de l’alcool » en l’assimilant au cannibalisme, on peut critiquer les tyrans locaux du Parti mais pas question de mettre en cause le principe du rôle dirigeant du Parti Communiste ou ses principales personnalités, sous peine de risques personnels sérieux.
Mo Yan souligne longuement les liens entre sa famille, son entourage, Gaomi et son œuvre. Dans son discours à l’Académie Nobel (14); il explique que sa vie est de raconter des histoires et comment la faim, la solitude d’une enfance difficile mais aussi l’amour de sa mère, lui ont permis de devenir Mo Yan, « ne parle pas ».
Tout ce qu’il veut dire, il le dit dans ses œuvres et il l’a dit dans toutes les formes de style et de techniques littéraires tout en faisant la synthèse avec l’héritage du roman classique chinois notamment à partir du « Supplice du santal ».
Il termine en racontant trois histoires dont la dernière a donné lieu en Chine à de très nombreux commentaires: huit maçons se réfugient pendant un orage dans un temple en ruines; l’orage ne se calme pas, quelqu’un a dû offenser les dieux. « Lançons nos chapeaux de paille vers la porte, si un chapeau sort cela désignera le coupable ». Un seul chapeau sort, son propriétaire est poussé dehors et affronte l’orage comme sa punition mais il n’est pas sitôt sorti que le temple s’écroule !
Qu’a t-il voulu exprimer: ne jamais suivre la foule, ne jamais protester pour se donner un rôle, ne jamais accepter de compromis sur sa propre liberté.
Il est éclairant de lire à la suite les discours de deux grands écrivains: Mo Yan et en 2008, Le Clezio. L’un et l’autre expliquent comment ils en sont venus à raconter des histoires pour l’un, à écrire pour l’autre; tous deux soulignent comme dit Le Clezio que « la solitude est aimante aux écrivains », mais Mo Yan, pressé de toutes parts doit se situer face à la politique alors que personne ne penserait réduire Le Clezio à ses rapports avec la politique ou le pouvoir !
8/ Politique, littérature et langage:
Cet enchaînement d’évènements à Stockholm a eu néanmoins des retombées positives: un débat de bon niveau entre intellectuels américains avec quelques franc-tireurs comme Salman Rushdie. Un débat dont on n’a presque rien entendu en France où pourtant Mo Yan était beaucoup plus largement traduit et connu. Sur plus de 150 articles en trois mois autour de Mo Yan et du Nobel, près de 90% sont en anglais.
Une dénonciation globale d’un régime post-totalitaire est-elle possible pour un écrivain vivant dans ce pays ? Comment et jusqu’où, l’immersion d’un auteur dans un régime autoritaire, affecte ce qu’il a écrit, son style et même le vocabulaire qu’il utilise ? Est-il acceptable qu’un écrivain avance masqué et traite par l’humour, de biais ou de manière symbolique des évènements historiques ou des phénomènes de société ?
Perry Link, professeur émérite de l’université de Princeton, regrette (15) l’attribution du prix Nobel à Mo Yan, trop proche du pouvoir et incapable de critiquer au fond le régime totalitaire chinois. Persistant dans le débat politique, Perry Link, en listant les auteurs dignes à son avis d’un prix Nobel, énumère quelques noms que l’ensemble de la critique a prononcés mais aussi et, de manière plus surprenante, Liao Yiwu et surtout Zheng Yi, un dissident exilé aux Etats Unis (16).
Charles Laughlin, professeur à l’université de Virginie, critique (17) ces procès en soulignant qu’il s’agit d’un prix Nobel de littérature. Il n’accepte pas l’idée que si des écrivains ne sont pas capables de manifester contre leur gouvernement et de risquer d’être exilés, ils ne sont pas justiciables d’une reconnaissance internationale et d’un prix Nobel.
Il démonte aussi l’argumentation d’Anna Sun, professeur à Kenyon college (18), sur le style et la langue « malade » de Mo Yan. Pour elle, il est coupé de la grande tradition littéraire chinoise et sa langue est malade du fait de l’impact de la Révolution Culturelle et de la propagande maoïste.
Laughlin montre que Mo Yan se rattache pour sûr à la tradition littéraire chinoise mais à celle du grand roman picaresque « Au Bord de l’eau » et des « Contes Extraordinaires » de l’écrivain Pu Songling (1640-1715) et que mettre en avant des objections esthétiques peut servir à masquer des conflits de nature idéologique. C’est précisément ce qu’a fait le gouvernement chinois en expliquant, en 2000, que Gao Xingjian était un écrivain médiocre !
On est tenté de laisser le dernier mot à Liu Xiaobo, une personnalité politique importante, un homme dont la rigueur force le respect: « la décision prise par une personne de payer un prix très élevé pour les idéaux qu’elle a choisi de poursuivre, n’est pas une base suffisante pour demander que quiconque fasse un sacrifice semblable ».
Bertrand MIALARET
PS1 : Tous mes remerciements à trois bons connaisseurs de Mo Yan que j’ai pu interroger longuement :
- Anne Sastourné, éditrice de Mo Yan aux Editions du Seuil.
- Noël Dutrait, traducteur de plusieurs grands romans de Mo Yan, professeur et directeur de l’Institut de Recherches Asiatiques.
- Anna Gustavson-Chen, traductrice à Stockholm de trois romans de Mo Yan.
PS2 : Les grands romans de Mo Yan ont été publiés en France par Les Editions du Seuil qui ont joué un rôle essentiel pour le faire connaître. Les Editions Philippe Picquier ont à leur catalogue « Le radis de cristal », « La joie » et plusieurs nouvelles.
(13) Zhang Yinde, « La fiction du vivant, l’homme et l’animal chez Mo Yan », Perspectives Chinoises n° 2010/3.
(14) Nobelprize.org; « Ceux qui racontent des histoires » traduit par Chantal Chen-Andro.
(15) New York Review of Books (6/12/2012). Perry Link: “Does this writer deserve the prize?”
(16) Chinafile.com;”Politics and the Chinese language”. Perry Link; 24/12/2012.
(17) Chinafile.com; “What Mo Yan detractors get wrong”. Charles Laughlin; 12/11/2012.
(18) Anna Sun; “The diseased language of Mo Yan”; kenyonreview.org