Les résultats des dernières élections à Taiwan ont beaucoup surpris. En relisant certains commentaires, on se dit que les fondamentaux ont peut-être été parfois oubliés au profit de préférences personnelles. L’écrivain américain d’origine taiwanaise, Ed Lin, dans une série de trois romans policiers, « A Taipei night market novel » (1), nous vante les charmes de Taipei et nous rappelle les traits essentiels de l’histoire et de la société taiwanaise.
– Ed Lin, un écrivain atypique :
Ed Lin est né à New York dans une famille d’origine taiwanaise qui gérait un hôtel. Il a fait un Bachelor of Science à l’université de Columbia puis des études littéraires et une école de journalisme. Il est journaliste financier depuis 24 ans chez Barons. Il est également acteur dans plusieurs films et dans certains cas avec sa femme Cindy Cheung. C’est un passionné de musique qui joue de la guitare basse et un fan du groupe Joy Division.
Il a transmis au héros de ses trois romans « taiwanais » (2), son nom chinois, Jing-nan, et sa passion : le restaurant animé par Jing-nan s’appelle « Unknown Pleasures » du nom du disque culte (1979) de Joy Division. La célèbre pochette du disque est inspirée du graphisme des signaux enregistrés du premier pulsar découvert.
L’histoire familiale de Ed Lin est un résumé de celle de Taiwan : la famille de son père est taiwanaise depuis la fin de la dynastie des Ming, ce sont des taiwanais de souche (benshengren) du centre de Taiwan alors que la famille de sa mère du nord de la Chine, fait partie du groupe de plus d’un million (waishengren) qui se réfugia à Taiwan après la défaite de Chiang Kai-shek.
-Trois romans policiers pour nous faire aimer Taipei (1) :
Ed Lin aime le vieux quartier Wanhua et le temple Longshan qui joue un rôle à plusieurs reprises tout comme le quartier Da’an ou la tour 101. Cette tour de 500 mètres a été le gratte- ciel le plus haut du monde mais parait petite face au Burg Khalifa de Dubai. De même, le téléphérique pour rejoindre les champs de thé de Maokong est important dans son dernier roman.
Il nous parle également des beaux bâtiments légués par la colonisation japonaise dont beaucoup sont des immeubles officiels. Les liens culturels sont étroits, l’impact du Japon a été important et durable.
Jing-nan et sa cousine visitent également des villages de garnison ; ces « juancun », en voie de disparition, construits à la hâte et qui en 1967 abritaient un quart des Chinois repliés du
continent (3).
Un personnage essentiel des romans est le Marché de Nuit de Shilin. C’est là que Jing-nan gère « Unknown Pleasures », un des 500 petits restaurants de Shilin, le plus vaste Marché de Nuit au nord de Taipei, ouvert en 1913 et réaménagé il y a quelques années.
– « Mainlanders » et « Yams » :
La famille de Jing-nan exploitait une ferme sur la côte ouest avant de créer un « food stall » dans les années 1950. Ce sont des « benshengren », des « yams » ; ses grand-parents n’apprécient guère les mainlanders (waishengren) qui sont associés avec le Kuomintang (KMT) qui gouverna Taiwan de 1945 aux années 2000 avant l’arrivée au pouvoir du DPP, soutenu surtout par les « yams » et avec des volontés indépendantistes.
Ce clivage est essentiel pour comprendre l’histoire de Taiwan et la vie politique/économique du pays. Mais, comme dit Ed Lin, « then came the Japanese and then the mainlanders. Taiwan history is a long tale of waiting game. Waiting for people you don’t get along with to leave and then realizing one day the’ve become part of you”. (Incensed, p.197).
Jing-nan doit interrompre ses études à UCLA et rentrer à Taipei à la mort de ses parents et assumer les dettes familiales ainsi que l’exploitation du restaurant. Tout cela l’éloigne de sa
fiancée Julia avec qui il a grandi et qui elle aussi fait des études aux Etats Unis.
Jiang-nan va nous montrer comment gérer avec succès son restaurant et utiliser sa maîtrise de l’anglais pour attirer les touristes, comment il s’adapte et prépare maintenant des plats vegan, comment faire venir une chanteuse, sa cousine Mei Ling ou une personnalité médiatique, Tong Tong, le père de Peggy, son amie de lycée.
– Jing-nan et son entourage :
Jing-nan a deux assistants très différents : Dwayne, un aborigène Amis qui évoque sans cesse les méfaits de la colonisation chinoise à Taiwan même s’il est conscient que la civilisation des 500 000 aborigènes et de leur quatorze tribus a du mal à survivre à une société de consommation.
Son ami Frankie the Cat faisait partie des troupes d’élite du KMT mais il fut arrêté et envoyé au camp de Green Island (4) pour dix ans avant que l’on ne découvre que son frère n’était pas, comme on le croyait, un officier communiste en Chine. Ce séjour permettra à Frankie de nouer de nombreuses amitiés avec la pègre, non pas tant avec les « jiaotous », petits malfrats de quartier, qu’avec la pègre souvent liée au business et aux mainlanders.
L’oncle de Jing-nan, Big Eye, a organisé un réseau criminel à Taichung au sud de Taipei. Les superstitions gouvernent une part essentielle de sa vie de tous les jours, des visites aux temples aux prédictions des moines. A Taiwan, les temples sont pleins de fidèles, on dénombre 15 000 lieux de culte et 26 confessions répertoriées. « Taiwanese are the most superstitious people in the industrialized world “(Ghost Month, p.6). Cela impacte considérablement la vie quotidienne, les comportements, ce qu’il faut dire ou ne pas dire…
Adolescent, Jing-nan était tout à fait opposé, “now however, I know that burning incense, throwing down divining wood blocks, or asking a fortune teller’s approval on life decisions such as home purchases or marriage is just a matter of setting one’s mind at ease, finding comfort in the moderate hell of indecision in the greater hell that life can be” (Incensed p.121).
-Trois romans en succession:
L’avantage de lire trois romans policiers en succession est de permettre d’évaluer si les personnages et les intrigues sont suffisamment forts pour retenir l’attention. Les personnages, à mon sens, sont essentiels et il convient que le romancier aime ses personnages et soit proche d’eux. C’est le cas avec Ed Lin qui a prêté beaucoup à Jing-nan.
a/ « Ghost Month » et la CIA :
« During Ghost Months, supposedly, the gates of the underworld are opened and spirits are allowed to walk among the living once again”; pendant ce mois, beaucoup de taiwanais se préoccupent du monde des esprits. Jing-nan apprend la mort de sa fiancée Julia qu’il n’a pas revue depuis son retour des USA et qui était devenue une « betel nut girl ».
La noix de betel est chiquée par des millions de personnes en Asie malgré les risques de cancer de la bouche ; les betel nut girls, souvent peu habillées, sont là pour pousser à la consommation. Jing-nan va enquêter sur la mort de Julia et va être rapidement menacé par des gangsters et des agents de la CIA ; il finira par comprendre comment Julia est devenue une betel nut girl.
b/ « Incensed » et Mei-ling la fille de Big Eye :
Mei-ling a seize ans, elle veut devenir pop star et a un petit ami indonésien ce qui rend fou son père Big Eye, un criminel raciste et homophobe. Celui-ci demande à son neveu Jing-nan de prendre en charge Mei Ling à Taipei et de l’éloigner de Chong son petit ami. Jing-nan lui fait faire un stage chez Peggy, une amie de lycée d’une famille de mainlanders très puissante. Mei-ling s’évapore à Maokong, mais est-elle toujours amoureuse de Chong ?
L’homophobie de Big Eye n’est pas exceptionnelle, un referendum tout récent n’a pas avalisé le mariage Gay, un résultat qui a beaucoup surpris. Ce point est évoqué dans le livre pour souligner que dans une manifestation étudiante, la question homosexuelle est traitée comme tout à fait annexe (p.149).
c/ « 99 Ways to Die » et l’espionnage sur les semi-conducteurs :
Tong Tong, le père de Peggy est un mainlander, « one of those guys who lived to work and worked to live, in other words, a typical Taipei person” (p.139). Il est agressivement pro-Chine et Jing-nan souligne “here’s one thing I don’t understand about mainlanders. How come when they came in 1949, they were all about “Kill the Commies” but now they love the People’s Republic ?”
C’est pourquoi, la jeune génération “born in the years following the Tiananmen crackdown…wondered what we could possibly have in common with a government and events in China, which is what many non-businessmen in Taiwwan regard as a foreign and hostile country” (p.37).
Tong Tong est kidnappé, une rançon doit être payée non pas en cash mais à l’aide des plans d’un circuit intégré de très basse consommation, important pour l’avenir de l’électronique. Le retard de la Chine dans l’industrie des semi-conducteurs est un point essentiel et l’attitude actuelle des Etats Unis s’explique aussi par la volonté de conserver leur avance. Taiwan est un fournisseur privilégié de la Chine et l’intrigue du roman s’inspire d’évènements réels d’espionnage chinois sur la société Micron Technologies (5).
Bertrand Mialaret
(1) Ed Lin, « Ghost Month », Soho Crime, 2014, 330 pages.
Ed Lin, “Incensed”, Soho Crime, 2016, 320 pages.
Ed Lin, “99 Ways to Die”, Soho Crime, 2018, 270 pages.
(2) Ed Lin a d’abord écrit trois romans policiers à Chinatown avec le détective américain Robert Chow, « This is a Bust » (2007), « Snakes Can’t Run” (2010) et « One Red Bastard” (2012), couronnés de nombreux prix.
(3) Angel Pino, « Taiwan, la littérature des villages de garnison. Les Temps Modernes, juillet-septembre 2014, Page 144 à 184.
(4) Sur Green Island, le massacre du 28/2/1947 et la « Terreur Blanche » de Chiang Kai-shek, lire « Green Island » de Shawna Yang Ryan.
(5) The New York Times, « Inside a Heist of American Chip Designs, as China bids for tech power”, 22 juin 2018.