Feng Zikai (1898-1975) a joué un rôle important dans l’esthétique moderne chinoise. C’est ce que rappelle « Couleur de Nuage » (1), un livre qui regroupe des dessins et nombre de ses essais et commentaires, traduits pour la première fois et présentés par Marie Laureillard-Wendland.

Un style très personnel, le « manhua » :

Né à Shimenwan dans la province du Zhejiang, une région qui avait beaucoup souffert de la révolte des Taiping mais qui prospéra avec la production de la soie. Son père réussit enfin, en 1902, les examens impériaux mais ceux-ci seront abolis en 1905 ! En 1914 , il devient interne à  l’Ecole Normale de Hangzhou où ont enseigné nombre de célébrités : Lu Xun, Zhu Ziqing, Ye Shengtao. Son professeur de musique et d’art, Li Shutong, devenu plus tard le moine Hongyi (1880-1942) aura sur lui une influence déterminante tant sur le plan artistique que dans le domaine religieux.

A 22 ans, il se marie, arrête ses études et va passer dix mois au Japon où il apprend à mieux connaître la peinture occidentale et où il découvre l’œuvre du peintre Takehisa Yumeiji.

Pour nourrir ses trois enfants, il devient professeur près de Shaoxing et commence à publier des dessins dans plusieurs revues avec le soutien de Zhou Zuoren (1885-1967)(2), le frère de Lu Xun.

Il nomme ses dessins « manhua », dérivé du japonais « manga » ; trait épuré, composition très élaborée ; ils correspondent bien au goût d’un public parfois lassé de la peinture traditionnelle. Il fait sien ce credo de la peinture chinoise « Extérieurement, je prend la nature comme maître, à l’intérieur, je bois à la source de mon cœur ».

Peinture et poésie :

Le peintre doit avoir une perspective littéraire car il y a tant de relations entre poésie et peinture : « Quand je lis des poèmes sur des paysages par les anciens maîtres, je découvre souvent qu’ils ont un sens aigu de la perspective…C’est évident que peintres et poètes observent la nature du même point de vue ». Ce texte, cité par Geremie Barmé (3), professeur à Canberra, dans son excellente biographie de Feng Zikai, est une clef pour la compréhension de l’œuvre.

Il reste assez isolé avec ses « manhuas », car en Chine, on se sert plutôt de formes traditionnelles, on met l’accent sur l’interprétation plus que sur l’invention. Mais la sensibilité de l’artiste est fondamentale: apprécier la beauté est essentiel pour une éducation réussie et une vie heureuse. Il en est de même pour l’empathie: « le véritable artiste doit être dans une communion émotionnelle totale avec l’objet ou la personne qu’il dépeint, partageant leurs joies et leurs peines, leurs pleurs et leurs rires. Si vous prenez le pinceau mais vous n’avez pas ce cœur plein de sympathie, vous ne serez jamais un véritable artiste »(3).

Ces qualités sont aussi bien présentes dans les textes de ce livre dont les thèmes sont très variés : souvenirs personnels et familiaux, scènes de rues, paysages, réalités sociales, ferveur bouddhique. Par contre, rien ici sur la peinture qu’il aborde dans d’autres essais, traduits pour certains par Eric Janicot (4).

Un texte remarquable, « Le coiffeur de plein air »(p. 132), démontre les liens entre la vie et le dessin et l’importance de la composition. Le style est d’une grande économie de moyens et tout a fait apaisé, bien différent des essais nerveux et parfois un peu agressifs de Zhou Zuoren (2) ou souffrant d’un certain sentimentalisme chez Zhu Ziqing(5).

La conversion au bouddhisme :

L’année 1927 est celle de tous les malheurs: massacres d’intellectuels de gauche ordonnés par Chang Kai-shek, décès de sa mère et de trois de ses enfants. Il  traverse une crise morale et nous peint le portrait d’un « vieillard de trente ans » dans « Automne »(1). C’est alors qu’il se convertit au bouddhisme devant son maître spirituel Hongyi. Il n’a nul désir de devenir moine, n’est intéressé que par la philosophie et non par les rites. Dans un essai « Le Bouddha n’est d’aucun secours »(1), il s’insurge contre les dévots qui réduisent « le bouddhisme à un marchandage, à la recherche d’un gain ou un profit personnel ». « Pour atteindre à la foi véritable, il faut comprendre que tout est vanité en ce monde, se défendre de toute visée égoïste, éprouver l’unité de soi et des autres et faire preuve d’une immense compassion ».

L’exil :

La guerre lui a fait quitter Shanghai, puis sa maison de Shimenwan  qui sera bientôt détruite. Il s’installera finalement à Chongqing. Il recherche une synthèse entre la peinture chinoise traditionnelle et l’utilisation de la perspective, de la lumière et de l’ombre. Il affirme « la supériorité de l’art chinois sur celui d’Occident en soulignant que les appréciations respectives du monde sont opposées. Allusive, la peinture chinoise relève de la spiritualité. Descriptive, l’occidentale relève de l’empirisme. La première est spirituelle , la seconde matérielle »(4).

En 1943, il arrête d’enseigner, sa peinture évolue: il peignait des personnages, en noir, maintenant des paysages en grand format et en couleur, ce qui est plus proche des goûts du public et lui permet d’exposer et de vendre avec succès. Il se répète, il se copie, il devient assez banal et on peut ne pas être séduit par son utilisation de la couleur.

A la fin de la guerre civile, il reste en Chine , alors que beaucoup de personnalités bouddhiques sont parties. Il avait critiqué violemment le gouvernement nationaliste et beaucoup de ses amis étaient proches des communistes.

Bientôt pourtant, la politique envahit tout ; les dessins de style « manhua » sont utilisés par le Parti comme armes de propagande. Quant à lui, il est mis en cause pour ses idées bourgeoises sur la musique et la littérature pour enfants. En 1952, il doit faire une autocritique; son soutien au nouveau régime lui vaut plusieurs fonctions officielles et une vie confortable. Mais il arrête de peindre et de dessiner, il multiplie les traductions de romans russes ( d’avant la Révolution !) ou japonais.

Mais il continue à travailler aux séries de « Peintures pour protéger la vie » qu’il a promis à Hongyi de terminer et qu’il fait publier à Singapour par un ami, le moine Guangqia.

Il est devenu un artiste officiel et écrit parfois de véritables textes de propagande. En 1966, il est dénoncé par des affiches et des …caricatures ! « Autorité académique réactionnaire » , on l’exhibe avec des pancartes, il est enfermé et rédige nombre de confessions. On l’envoie travailler la terre dans un village où il tombe malade. En 1973, une enquête officielle le libère, il quitte Shanghai pour Hangzhou où il meurt deux ans après.

Sa maison de famille est reconstruite, elle figure maintenant sur les circuits touristiques de la province tout comme celle de Lu Xun et Zhou Zuoren à Shaoxing !

Bertrand Mialaret

(1)   Feng Zikai, « Couleur de Nuage », traduit et présenté par Marie Laureillard-Wendland. Bleu de Chine-Gallimard 2010; 200 pages, 22 euros.

(2)   Zhou Zuoren, « Selected Essays », traduit par David E. Pollard. Edition bilingue. The Chinese University Press , Hong Kong 2006, 270 pages.

(3)   Geremie Barmé, “An Artistic Exile, a life of Feng Zikai”; University of California Press 2002, 470 pages.

(4)   Eric Janicot, “Cinquante ans d’esthétique moderne chinoise”. Publications de la Sorbonne, 1997.

(5)   Zhu Ziqing, « Traces », traduit et présenté par Lise Schmitt. Bleu de Chine, 1998.

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