Le romancier sino-américain Ha Jin est à mon sens un écrivain majeur. On a déjà évoqué « La longue attente », « Les rebuts de la guerre », « La liberté de vivre »…Son dernier roman « A map of betrayal », non encore traduit en français, est d’une qualité comparable. Ha Jin nous conte la vie du plus important espion chinois aux Etats-Unis; il ne s’agit pas d’un roman d’espionnage mais plutôt de l’histoire d’un espion coincé entre deux pays, deux vies, deux fidélités…
– Comment devient-on un « grand » espion ?
Weiming Shang, d’une famille aisée du Shandong, a été marié par ses parents à Yufeng dont il devient amoureux. A l’université Tsinghua, il se distingue par un anglais parfait. Avec l’approbation du Parti, il postule pour un poste à l’Agence culturelle américaine. Il est recruté et Weiming devient Gary.
Après la prise de pouvoir par les communistes en 1949, ce service est transféré à Okinawa. Gary fait parvenir à Pékin des informations et surtout des synthèses sur la vision américaine des problèmes politiques de l’heure notamment sur Taiwan et la Corée. En 1954, il se rend à Hong Kong pour rencontrer son contact Bingwen qui finance sa famille restée en Chine mais il n’est pas autorisé à avoir des contacts avec elle. Un an plus tard, son service est rapatrié aux Etats-Unis, où il fournit, en Virginie, des services de traduction pour la CIA.
Il rencontre une américaine, Nellie, et se marie avec l’approbation de Pékin; ils ont une petite fille Lilian en 1957. Il apprend de Bingwen que sa femme chinoise a donné naissance, peu de temps après son départ, à des jumeaux. En 1961, il devient citoyen américain, ce qui lui permet d’avoir un accès plus large à des documents de la CIA. Sa vie aux Etats-Unis est assez heureuse entre sa femme Nellie et une maîtresse chinoise Suzie; mais il ressent très douloureusement l’absence de contacts et de nouvelles de sa famille chinoise.
Avec le conflit sino-soviétique, Gary montre qu’il y a des possibilités de faire évoluer favorablement les relations sino-américaines et en 1972, c’est le voyage de Nixon à Pékin. En Chine, Gary est considéré comme un maillon central, honoré et bien rémunéré mais on lui interdit tout contact avec sa famille. En 1980, un transfert financier imprudent alerte le FBI, il est emprisonné, condamné et totalement ignoré par le gouvernement chinois. Il ne pouvait plus servir…
La véritable histoire est celle de l’espion chinois Larry Wu-Tai Chin qui, comme Gary, est lâché par le gouvernement chinois et comme lui se suicide en prison. Mais Larry est un personnage déplaisant et cynique qu’anime la passion du jeu et surtout de l’argent. Ha Jin n’a pas voulu écrire un livre sur l’espionnage chinois aux Etats-Unis mais s’est intéressé au phénomène car il a été exaspéré par de nombreuses enquêtes pour espionnage totalement injustifiées et fondées uniquement sur l’origine de ces citoyens sino-américains.
– Une double vie mais une vie tronquée.
Le patriotisme est bien évidemment un thème essentiel; c’est pour Gary une motivation centrale mais dont l’importance décroît avec son attachement progressif pour les Etats-Unis. C’est sa fille Lilian qui nous paraît le porte parole de Ha Jin :
« It’s unreasonable to deify a country and it’s insane to let it lord over you. We must ask this question: on which basis should a country be raised above the citizen who created it? History has proved that a country can get crazier and more vicious than an average person” (p.151).
De même, la puissance de l’Etat, de l’Etat totalitaire, revient souvent chez Ha Jin, mais ici son héros n’accepte pas l’évidence à savoir qu’il est manipulé par le pouvoir qui se sert de sa famille restée en Chine. Il a trahi son pays d’accueil mais il sera trahi par ses maîtres.
L’impossibilité d’avoir des contacts avec sa famille est un thème qui trouve un écho très fort chez un romancier qui depuis trente ans n’a pu rentrer en Chine même pour enterrer sa mère. Mais Gary est encore plus frustré, il ne peut être satisfait par sa femme Nellie, son cœur est toujours ailleurs, il ne se sent nulle part à sa place !
Un espion de son calibre, fêté par ses maîtres, a une haute opinion de sa mission qu’il voit plus comme un rôle dans le rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis; c’est ainsi qu’il peut supporter les difficultés de la vie quotidienne et ne pas s’inquiéter outre mesure des risques encourus malgré des technique d’espionnage bien peu sophistiquées.
Contrairement à Gary, Ha Jin conserve des positions politiques extrêmement fermes vis à vis de la Chine où ses romans, en quasi totalité, sont interdits. Qu’il s’agisse de Tiananmen, de la Charte 08 qu’il a signée ou du soutien qu’il a apporté récemment à Murong Xuecun lors du salon du livre de New York, il n’y a pas d’ambiguïté. Mais Ha Jin n’est pas un dissident activiste et ne joue pas les porte-parole d’autant qu’il a conscience d’être éloigné de la Chine actuelle.
– Loin du roman d’espionnage, le portrait d’un espion:
Ce livre n’est pas un thriller; peu d’action, pas d’action violente, on est très loin de James Bond. On apprécie une composition très savante où la vie de Gary et les recherches de Lilian en Chine se répondent. La vie de Gary est contée par un observateur qui détaille également les évènements historiques (rapports avec Taiwan, l’URSS, les Etats-Unis, la Corée) auxquels réagissent l’administration américaine et la CIA et qui sont au centre de ses activités d’espionnage. Quant à Lilian, c’est elle qui évoque ses séjours en Chine, ses rencontres avec la famille et tous les fléaux auxquels la Chine est confrontée (pollution, corruption, situation des migrants…).
Parfois ces évènements sont trop connus pour nous retenir; Ha Jin reconnaît que certains chapitres sont traités de façon un peu abstraite car il est loin de la Chine…D’autre épisodes, notamment la guerre de Corée, sont une grande réussite et nous rappellent les qualités de son roman « Les rebuts de la guerre ».
Gary est un héros très crédible: il a peu d’intérêt pour l’argent et l’idéologie; il s’attache progressivement à sa vie aux Etats-Unis. Il n’est pas mûr émotionnellement, il essaie de rationaliser ses souffrances et il fait preuve de naïveté vis à vis de Bingwen qui le manipule.
L’arrestation de Gary, son interrogatoire, son procès, tout cela est un peu escamoté, on a l’impression que Ha Jin n’est pas vraiment intéressé; il ne s’appesantit pas non plus sur l’abandon de Gary par les autorités chinoises…
Ha Jin est beaucoup plus un immigrant qui a trouvé sa place aux Etats-Unis qu’un exilé ou un dissident. Il nous livre un roman qui est une grande réussite mais il nous met en garde pour le futur:
« To be a professionnal writer, it’s like becoming an athlete. You have to perform constantly, you have to jump higher and higher although you know that’s impossible”.
B. Mialaret
Ha Jin, “A map of betrayal”, Pantheon Books, New York; 2014, 280 pages.