Quand un livre vous est recommandé par des lecteurs de Rue89, la traductrice française, Emmanuelle Péchenart, les éditeurs d’Actes Sud, Isabelle Rabut et Angel Pino, le traducteur américain, Michael Berry et qu’en plus, un film à succès « Seediq Bale » en a été tiré, on s’inquiète, on craint d’être déçu; a tort, « Les Survivants » est un livre magnifique…
1- Quelques repères :
Les aborigènes de Taiwan, les premiers occupants de l’île, représentent moins de 500 000 personnes soit 2% de la population. On distingue 14 groupes dont les Sedeq que l’on vient « administrativement » de séparer des Atayal, entité de 80 000 personnes du Nord Est de l’île dont ils faisaient auparavant partie. Ce sont ces tribus qui sont au cœur du roman de Wuhe (1) et qui subissent l’histoire de Taiwan.
Les Hollandais, qui occupent le sud de l’île pendant quarante ans, sont chassés en 1662 lorsque Koxinga, fidèle aux Ming et fuyant les Mandchous, se réfugie à Taiwan. En 1683, l’île passe sous administration de la province du Fujian et l’émigration chinoise s’accélère (3 millions en 1860), contraignant les aborigènes à se réfugier dans les zones montagneuses .
Après la défaite chinoise, le traité de Shimonoseki en 1895, cède l’île au Japon jusqu’en 1945. Une politique d’assimilation est engagée, la langue japonaise est imposée, les tatouages traditionnels et les ablations dentaires sont interdits. En 1926, les Atayals rendent 1300 fusils, « l’arme étant le bien le plus précieux du chasseur » (p.90) mais les crânes, « objets sacrificiels » sont conservés.
En octobre 1930, un incident entre le fils de Mona Rudao, chef d’une tribu Sedeq et un policier japonais, conduisit à l’élimination par « fauchage » des têtes de 130 Japonais qui assistaient à une manifestation sportive à Musha. La réplique massive des Japonais avec des armes modernes, entraîna des suicides en masse de Sedeq. En avril 1931, les aborigènes d’une autre tribu Sedeq, les Tuuda, à l’instigation des Japonais, « fauchèrent » une centaine de corps !
Les survivants furent déportés au village de « l’île entre deux eaux ».Et c’est là que Wuhe va séjourner en 1997 et 1998 pour enquêter sur les « Evènements de Musha ».
2- Un écrivain important :
Wuhe est le nom de plume (« la grue qui danse ») de Chen Guosheng, né en 1951 et diplômé de l’université Chenggong de Tainan. Il publie des nouvelles de 1974 à 1979, puis pendant treize ans mène une vie de reclus et prétend essayer de comprendre Taiwan et sa culture. En 1999, la publication des « Survivants », rapidement couvert de prix littéraires, est considéré comme un événement. Il en est de même pour le film « Seediq Bale » que le réalisateur Wei Tesheng a tiré du roman, le film le plus cher de l’histoire du cinéma taiwanais, projeté il y a quelques mois à Venise.
Un écrivain important mais dont un seul ouvrage est traduit comme nous l’indique le livre sur « La littérature taiwanaise. Etat des recherches et réception à l’étranger » (2), une somme éditée par Angel Pino et Isabelle Rabut.
Cependant, le roman a été analysé de manière approfondie par David Der-Wei Wang (3) et par Michael Berry (4) qui par ailleurs est en train de traduire le roman en anglais.
3- Flux de conscience et mélange des genres :
Ce roman de 270 pages ne comprend qu’un seul paragraphe et quasiment pas de ponctuation. Cette présentation des flux de conscience peut dérouter de prime abord mais il convient de ne pas se laisser impressionner d’autant que les transitions sont habiles et que la traduction, très fluide, se lit agréablement. L’auteur nous force à être proche de lui, de son cheminement intellectuel ou sensible .
Pas d’ « histoire », une suite de sketches, d’interviews, d’anecdotes, de reportages, de notations ethnographiques. Un ensemble de rencontres: Bakou et Danafu, les Sedeq diplômés, le pasteur, une nonne, le Vagabond, le frère de la Fille et tant d’autres; un vieux Tuuda, « faucheur » de têtes, Shabo qui a travaillé pour l’armée japonaise.
L’auteur dialogue avec lui-même, essaie de comprendre ce qui s’est réellement passé, ce qu’on lui cache, ce qui a été oublié; un grand effort d’empathie vis à vis des survivants.
Le héros du livre, comme Wuhe, est un personnage quelque peu traumatisé et l’enquête sur les « évènements de Musha » est aussi un moyen d’apprécier ce qui lui arrive, ce qui lui est arrivé.
On pense à certaines techniques romanesques de « La montagne de l’âme » du prix Nobel Gao Xingjian, mais aussi à leur recherche commune des racines primitives, Miaos d’un côté, Sedeq et Atayal de l’autre.
David Der-Wei Wang rapproche Wuhe et le grand écrivain Shen Congwen en soulignant que tous deux essaient de lier culture aborigène et culture Han, mais pour préciser aussitôt que « Shen Congwen draws the power of his writing from an « imaginary nostalgia »…by contrast, Wuhe comes across as a practitionner of literary melancholia »(p.36) Mais il est vrai qu’on peut rapprocher les exécutions dans « Le petit soldat du Hunan » (5) du « fauchage » des têtes.
La Fille est un personnage important; revenue au village après un mariage raté avec un Atayal et l’abandon de ses enfants. Après un passage en ville dans un bordel, le village la protège du proxénète revenu la chercher, mais elle sera « au service » des hommes du village.
Elle remontera la rivière avec l’auteur à la recherche des territoires des ancêtres, ce sera le dernier épisode de la quête du roman.
4- Le « fauchage» des têtes, est-il un acte de résistance ?
Pour le Guomintang puis pour certains commentateurs Han, les « évènements de Musha » sont un acte de résistance face à l’occupation japonaise. Et Mona Rudao doit être honoré comme un héros. Des pièces de monnaie sont frappées en 2001 à son effigie; après une stèle puis une statue, c’est en 2001 un musée commémoratif à Chuanzhongdao, et même en 2005 une glorification par… un groupe de hard rock qui fera une tournée aux Etats Unis !
La réalité est moins simple. Le vieux Tuuda, tatoué, « dit que ce que l’on ressent dans les fauchages, c’est un plaisir qui n’a pas son pareil, inexprimable…» (p.165). Cependant avec cette pratique du « fauchage », les individus sont privés à jamais de leur autonomie, l’existence humaine se déroule à jamais dans la perspective d’être tué ou de tuer autrui, dans le long fleuve de l’histoire, l’existence se passe dans la terreur, dans la perspective imminente de se faire massacrer qui fait qu’on massacre autrui » (p.238)
Les « évènements de Musha » sont-ils un simple « fauchage » traditionnel, à grande échelle; c’est possible car il n’y avait pas de résistance anti-japonaise depuis plus de dix ans, mais cette constatation n’est pas politiquement correcte !
Les « évènements » sont-ils aussi pour les Sedeq un acte de « dignité », dignité dans le fauchage et les suicides qui suivirent.
Ce qui est certain, c’est que la vie des « Survivants » fut une existence de souffrance et de honte; une autodestruction par l’alcoolisme qui est une manière de rejeter l’assimilation. Il en est de même pour la prostitution des femmes en ville ;
Il est clair que les mêmes causes produisent les mêmes effets qui sont soulignés par l’intérêt récent pour les civilisations aborigènes qu’il s’agisse de l’Australie avec les luttes pour les terres et les spéculations sur l’art « primitif » ou de la Nouvelle Zélande, comme a pu le montrer l’exposition récente « Maori » au musée du Quai Branly à Paris.
Bertrand Mialaret
(1) Wuhe, « Les Survivants », roman traduit par Esther Lin-Rosolato et Emmanuelle Péchenard. Préface et notes par Angel Pino et Isabelle Rabut. Actes Sud 2011, 295 pages, 23 euros.
(2) « La littérature taiwanaise. Etat des recherches et réception à l’étranger », textes édités par Angel Pino et Isabelle Rabut. Editions You Feng 2011, 680 pages, 30 euros.
(3) “A history of pain: Trauma in modern Chinese literature and film”, Michael Berry, Columbia University Press, New York, 2008.
(4) “The monster that is history”, David Der-Wei Wang. University of California , 2004.
(5) “ Le petit soldat du Hunan”, Shen Congwen, traduit par Isabelle Rabut. Albin Michel, 1992.