La collection Bleu de Chine a édité plusieurs ouvrages de bonne qualité sur la littérature des années 1930 et notamment un excellent recueil de textes et de dessins de Feng Zikai (1).
Les nouvelles et la « prose de circonstance » de Shi Zhecun (2), publiées il y a quelques mois dans une traduction de Marie Laureillard et Gilles Cabrero, permettent de découvrir un auteur un peu oublié et dont on ne connaissait que deux nouvelles traduites dans l’excellent recueil « Le fox-trot de Shanghai »(3) par Isabelle Rabut et Angel Pino.
1- Toujours en mouvement…
Shi Zhecun (1905-2003) naît à Suzhou mais il passe sa jeunesse à Songjiang dans le Zhejiang avec un père enseignant. Il s’intéresse à la poésie et commence très tôt à publier. Il étudie l’anglais à Shanghai et un peu de français à l’université Aurore, fondée par des jésuites français en 1903 et où il rencontre plusieurs écrivains avec lesquels il créera la revue Xiandai.
Enseignant, traducteur, animateur de revues, ses nouvelles commencent à être connues mais c’est la revue Xiandai, qu’il dirigea de mai 1932 à mai 1935, qui le rendra célèbre.
Cette revue Xiandai, « Les contemporains », est un mensuel littéraire qui tirait à 5000 exemplaires et qui a publié une centaine de traductions de littérature étrangère (essentiellement américaine et japonaise). La revue fit connaître les techniques nouvelles de la littérature contemporaine et de ce fait eut une influence certaine sur la littérature chinoise comme l’explique Zhang Yinde (4).
Plusieurs écrivains de ce groupe sont des personnages assez étonnants: Liu Na’ou, taiwanais de mère japonaise, éduqué au Japon puis étudiant à l’Aurore; il meurt assassiné à 39 ans du fait probablement de ses liens avec le gouvernement pro japonais de Wang Jingwei, établi à Nankin. On pourra lire un de ses textes dans le recueil publié par Isabelle Rabut et Angel Pino (3).
Il en est de même pour Mu Shiying (1912-1940), protégé par Shi Zhecun et qui finit assassiné pour les mêmes raisons que son ami Liu Na’ou. On peut également lire une de ses nouvelles dans l’excellent « Shanghai » (5), dirigé par Nicolas Idier.
2- La querelle Pékin/ Shanghai :
La querelle donne une animation particulière à l’activité littéraire. On sait la différence fondamentale entre les deux villes, leur histoire, leur position politique et économique, leurs traditions et leur culture…
C’est Shen Congwen, un Tujia du Hunan, « assimilé » pékinois qui critique l’appât du gain, le dilettantisme des écrivains de Shanghai qui flattent les instincts les moins nobles de leurs lecteurs. Finalement, Lu Xun renvoie les deux camps dos à dos en soulignant l’antagonisme traditionnel entre commerçants et fonctionnaires mais aussi leur rejet commun de l’engagement politique.
Cette littérature de Shanghai est une littérature urbaine par ses sujets, sa mentalité, son style mais comme dit Isabelle Rabut (4) : « La littérature « canards mandarins et papillons » a reconquis l’estime des historiens de la littérature…Les petits essais en prose (xiaopin) sur les divers aspects de la vie quotidienne…bénéficient aussi de cette révision du jugement » (p.38).
Plusieurs professeurs américains (Patrick Hanan, William A. Lyell, Leo Ou-Fan Lee…) ont aussi relancé l’intérêt pour la littérature de Shanghai en montrant la variété des genres et des strates allant du plus populaire au plus moderniste/ élitiste.
3- Les nouvelles de Shi Zhecun (1)
Une bonne définition de l’auteur est donnée par Wu Fuhui (4) « Shi Zhecun est un maître du roman psychanalytique influencé directement par les théories de Freud. En évoquant de l’intérieur la vie de ses personnages (en particulier les femmes), il dépeint la nature humaine et l’amour…(il) a une double personnalité citadine et rurale …Ses œuvres les plus remarquables sont bâties sur le « heurt culturel » qui se produit lorsque la campagne rencontre la métropole. »(p.235)
Neuf recueils de nouvelles, soit près de 70, paraîtront entre 1923 et 1937. L’auteur introduit nombre de techniques littéraires, mais sans rupture; il reste attaché à la tradition et son style tout comme la composition des nouvelles sont particulièrement soignés.
Les thèmes sont variés: les premiers émois amoureux; une jeune veuve tente de séduire un adolescent; un poète impécunieux et un peu fou. Un voyageur rencontre une jolie femme qui se révèle être un dangereux trafiquant… Dans un cinéma, une femme émancipée et un mouchoir qui deviendra un souvenir d’un fantasme érotique. Une femme démon trouble l’esprit d’un ami; l’angoisse dans une auberge… Une longue nouvelle de soixante pages (« L’amour de Shi Xiu ») est un pastiche, à mon sens décevant, de quelques chapitres du roman classique « Au bord de l’eau ». D’autres tentatives sont également peu heureuses: une danseuse au téléphone et l’on n’entend pas les réponses de son interlocuteur…
Par contre, comment ne pas être séduit par « Crépuscule à la saison des pluies » : un homme marié revenant de son travail, protégé par un parapluie lors d’un gros orage, rencontre une jolie femme qui descend d’un autobus; il hésite, lui offre de l’accompagner, la pluie s’arrête, elle s’en va…
Deux textes intéressants sont également publiés: un essai écrit après la mort de Shen Congwen (1988) et un texte volontairement très « littéraire », « Le Goût de la pluie » (1937), brillant mais un peu décevant.
4- Une longue vie sans littérature :
La guerre sino-japonaise de 1937 le voit partir au Yunnan. Il commence une carrière universitaire, arrête d’écrire des nouvelles. Il revient à Shanghai en 1947 et se consacre à des recherches sur les livres anciens et l’épigraphie. Il rédige plusieurs volumes d’essais et, après la Révolution Culturelle, entreprend la rédaction de ses mémoires… On ne compte plus les créateurs foudroyés par les guerres ou les turbulences politiques…
Bertrand Mialaret
(1) Feng Zikai, « Couleur de nuages », textes traduits et présentés par Marie Laureillard. Bleu de Chine Gallimard 2010, 205 pages,22 euros.
(2) Shi Zhecun, « Le goût de la pluie » ; 14 nouvelles et deux « textes de circonstance », traduits et annotés par Marie Laureillard et Gilles Cabrero. Bleu de Chine Gallimard 2011, 340 pages, 24,50 euros.
(3) « Le fox-trot de Shanghai », nouvelles d’écrivains shanghaïens et de conteurs pékinois des années trente, traduites et présentées par Isabelle Rabut et Angel Pino. Albin Michel 1996, 360 pages.
(4) « Pékin Shanghai, tradition et modernité dans la littérature chinoise des années trente » sous la direction d’Isabelle Rabut et Angel Pino. Bleu de Chine 2000 , 320 pages . Cet ouvrage contient de nombreux articles sur la querelle Ecole de Pékin/ Ecole de Shanghai (Jinpai/Haipai).
(5) « Shanghai, histoire, promenades, anthologies et dictionnaires » dirigé par Nicolas Idier . Robert Laffont, 1470 pages, 2010, 33 euros.