Pourquoi parle- t-on aussi peu de Yan Geling en France ? Contrairement à la très grande majorité des écrivains chinois, elle est beaucoup plus traduite aux Etats Unis qu’en France.
Le roman publié chez Plon en 2002 « La fille perdue du bonheur » a pourtant été bien accueilli, même si le titre pouvait faire craindre le pire !
Entre la Chine et les Etats Unis :
Née à Shanghai en 1958, dans une famille d’écrivains et de scénaristes, elle entre comme danseuse, à 12 ans, à l’Armée Nationale Populaire, puis comme journaliste, elle est correspondante pendant la guerre sino-vietnamienne. Elle commence à écrire nouvelles et scénarios. En 1989, elle suit le master de « création littéraire » à Chicago et décide de rester aux Etats Unis. Elle publie beaucoup, en chinois, et est surtout connue pour l’adaptation de plusieurs de ses nouvelles au cinéma.
Elle épouse en 1992 un diplomate américain et vit à Berlin, au Nigéria et surtout à Taipeh ; Lawrence A. Walker, son époux, sera le traducteur en anglais de son recueil de nouvelles « White Snake » (1), une grande réussite.
Son premier roman publié aux Etats Unis « La fille perdue du bonheur » (2), nous conte la vie de Fusang, la plus célèbre prostituée chinoise de Chinatown à San Francisco dans les années 1860 et ses relations avec Chris, un adolescent américain. L’évocation un peu sèche de la communauté chinoise de l’époque, des émeutes organisées par les blancs, du banditisme et de la vie des maisons closes, soutient un peu l’intérêt.
Des relations entre Américains et prostituées chinoises, c’est un peu cliché; ce qui est intéressant (mais limité…), c’est la personnalité de Fusang: elle accepte sa vie, elle pense que c’est l’ordre naturel des choses; elle est passive, a-t-elle des sentiments ? Les personnages sont un peu abstraits et Chris plutôt transparent. Au fond d’elle même, peut être, elle se sent libre et Chris est, en fait, un obstacle à sa liberté.
Les cours de création littéraire de l’auteur ne sont pas encore totalement assimilés ! Yan Geling se met en scène, intervient directement ou via le narrateur; ce dialogue entre passé et présent n’ apporte pas grand chose.
Journalisme et gastronomie :
En 2006, elle publie « The Banquet Bug » (3) (« La punaise des banquets ») ou « The Uninvited » (dans l’édition anglaise) ; un roman satirique, directement écrit en anglais et qui se lit avec grand plaisir.
Un ouvrier, chômeur, est pris pour un journaliste, et invité à un somptueux banquet à l’issue duquel il reçoit une enveloppe « pour ses frais ». Il imprime des cartes de visite et assiste alors à de nombreuses conférences, lancements de produits, banquets…Il rencontre un artiste célèbre, dont il devient proche, et une journaliste free lance Happy Gao.
Il croise des paysans comme lui, exploités en ville, leur promet des articles qu’il n’arrive pas à faire publier. Il est trop honnête pour son époque…
C’est souvent une farce, tout est faux, tout est tromperie; les gens ne sont pas ce qu’ils prétendent être…La seule réalité ce sont les plats extravagants et coûteux servis dans les banquets…Le livre dénonce la corruption et la perte de valeurs dans la Chine actuelle (qui a pourtant accepté de publier une version chinoise du roman !).
L’humour est cynique mais ce n’est pas un texte réaliste, même si la liste des fraudes et des injustices est impressionnante! La tonalité est pessimiste, Happy Gao explique que les paysans s’exploitent mutuellement et méritent leurs leaders corrompus; « le problème fondamental de ce pays est qu’il a été fondé par un groupe de paysans révoltés qui ont réussi ».
C’est aussi un livre sur les intellectuels, un sujet assez peu traité sinon par Jia Pingwa ou Yang Jiang, et surtout sur les journalistes. Ceux-ci sont des intermédiaires dans les relations de pouvoir dans le pays: ils exercent une certaine forme de contrôle mais sont contrôlés par les autorités politiques ou économiques qui cherchent à les transformer en instruments de propagande. On voit la liste des sujets sensibles et la censure opérée par les directeurs de journaux qui s’adaptent aux évolutions politiques…
La corruption de la presse et des journalistes est largement moquée et l’on se souvient du portrait au vitriol de Happy Gao.
Des nouvelles qui rencontrent le succès …au cinéma :
Le recueil « White Snake » est de grande qualité. La nouvelle « Celestial Bath » a été adaptée par Joan Chen sous le titre « Xiu Xiu » : une jeune fille Wen Xiu, « jeune instruite », envoyée dans le Sichuan, y élève des chevaux, partage la tente de Lao Jin, châtré lors d’une bagarre. Les jeunes, qui ont de bonnes relations avec les autorités locales, commencent à rentrer chez eux ; elle s’inquiète et couche avec des officiels pour obtenir les autorisations nécessaires…Tout cela se terminera dans le sang !
La nouvelle « Siao Yu » a également été adaptée au cinéma: un mariage blanc en Australie entre une jeune chinoise de 22 ans (que son amant a fait venir à Sydney) et un alcoolique , violoniste des rues , âgé de 67 ans qui devait épouser Rita sa compagne de longue date. Ce mariage blanc fournit quelque milliers de dollars au « mari » mais les autorités de contrôle de l’immigration vont forcer Siao Yu à habiter avec son « mari », ce qui exacerbera la jalousie de Jiang Mei, l’ amant, mais aussi celle de Rita…Un beau texte où l’héroïne est présentée avec beaucoup de chaleur.
Mais la nouvelle la plus réussie, à mon sens, est « White Snake » avec en filigrane la légende du Serpent Blanc. Sun Likun, une actrice de 34 ans, est détenue, pendant la Révolution Culturelle, dans un théâtre de Chengdu; le commissaire Xu Qunshan lui rend visite, elle revit, elle danse à nouveau… Il doit partir. Quelques années plus tard, elle est à l’hôpital et une femme Shan Shan, la rencontre régulièrement; Sun Likun est amoureuse d’elle comme elle l’a été de Xu Qunshan, un seul et même personnage … qui s’avère être une femme.
Dans quelques mois, elle publie aux Etats Unis « Les Treize Fleurs de Nanjing » , un livre qu’elle a beaucoup remanié sur un épisode des massacres de Nanjing de 1937; une tragédie, qui l’a d’autant plus impressionnée, que son grand oncle avait publié un témoignage sur ce drame. Ce roman a été adapté par Zhang Yimou et le film sort en Chine au début de l’année prochaine.
Bertrand Mialaret
(1) Geling Yan : « White Snake », traduit par Lawrence A. Walker. Aunt Lute Books; 180 pages,1999.
(2) Geling Yan: “La fille perdue du bonheur”. Plon 2002, 290 pages.
(3) Geling Yan : « The Banquet Bug ». Hyperion East 2006 ; 276 pages.