Un colloque au mois d’octobre à l’INALCO sur les villages de garnison taiwanais, m’a conduit à lire/relire les textes de Zhu Tianxin et de sa sœur aînée Zhu Tianwen. Isabelle Rabut et Angel Pino, professeurs l’une à l’INALCO, l’autre à l’université de Bordeaux, dirigent chez Actes Sud la collection Lettres Taiwanaises et jouent un rôle essentiel pour faire connaître cette littérature. Ces deux journées, où étaient présentés également deux films, pouvaient être complétées par la lecture d’un excellent article d’Angel Pino dans Les Temps Modernes (1).
1- Un phénomène singulier, les villages de garnison à Taiwan :
En 1949, après la défaite, 600 000 militaires et 500 000 civils passent à Taiwan; un choc énorme pour une île peuplée alors de 7,6 millions d’habitants. Il fallait loger ces arrivants; des constructions légères, provisoires, car le séjour devait être temporaire: 880 villages dont 200 autour de Taipei et le plus souvent spécialisés par corps d’armée et approvisionnés en rations militaires.
Dans ces villages surpeuplés, vit une communauté soudée avec des références communes, qu’il s’agisse de l’anti-communisme et de la fidélité au Kuomintang, mais aussi de valeurs militaires et surtout de culture chinoise traditionnelle. Les femmes jouent un rôle essentiel car les maris sont stationnés à l’extérieur et parfois dans les îles du fait de leurs obligations militaires.
Ces villages sont en marge de la société taiwanaise, celle-ci ne parle pas mandarin et se méfie des « continentaux » surtout après « l’incident du 28 février 1947 », en fait le massacre par l’armée nationaliste d’au moins 20 000 Taiwanais. L’île, après la reddition japonaise, passe sous le contrôle de la Chine nationaliste et du gouverneur Chen Yi. Avec une crise économique et une politique autoritaire, la mise en place du monopole du tabac, entraîne un incident, un mort, puis une explosion dans toute l’île. La loi martiale dura jusqu’en 1987 date à laquelle il fut possible d’évoquer ce massacre et d’organiser excuses, compensations, commémorations…
Pendant de longues années, les « continentaux » tentent d’imposer le mandarin et refusent d’apprendre le taiwanais d’autant que leur séjour ne devait être que provisoire. Mais après la mort de Chang Kai-shek en 1975, les rêves sont abandonnés progressivement. L’économie se développe rapidement, les habitants souhaitent alors quitter les villages pour des logements plus confortables; ne pas parler taiwanais devient un handicap. Les « continentaux » se sentent étrangers tant à Taiwan que dans une Chine beaucoup moins riche où ils pourront voyager à partir de 1987.
2- Les villages de garnison, le cadre de l’ enfance de Zhu Tianxin :
Elle est née en 1958 d’un père chinois, militaire et écrivain connu (Zhu Xining, 1927-1998) et d’une mère taiwanaise. Elle est la sœur cadette de Zhu Tianwen dont on parlera prochainement. Elle est diplômée d’histoire à l’université nationale de Taiwan. Elle sera influencée comme sa sœur par Hu Lan-cheng, un personnage étonnant, le premier mari de Eileen Chang, qui s’installera en 1974 comme professeur à l’université mais qui sera expulsé deux ans plus tard compte tenu de son passé de collaboration avec les Japonais.
Zhu Tianxin a une autre passion, la figure de père de Chang Kai-shek qui décède en 1975. Elle obtient plusieurs prix littéraires en 1976 et lance avec sa sœur la revue littéraire Sansan (« double trois » qui renvoie aux trois principes du peuple de Sun Yat Sen et à la trilogie de la religion chrétienne, celle de leur père).
La nouvelle « A mes frères des villages de garnison » (1992) (2) est une illustration de l’importance de cette période dans la vie de Zhu Tianxin. Elle évoque les activités du village, les familles et leur mode de vie, ses amis de l’époque dont certains sont devenus célèbres, leur volonté et leur difficulté de sortir des villages: « beaucoup d’enfants des villages de garnison…n’avaient, avant d’atteindre l’âge de vingt ans, avant d’entrer à l’université ou avant de faire leur service militaire, jamais connu de Taiwanais, sauf si, ce qui était rarement le cas, leur mère était originaire de la province »(p.124). Bref, ils se sentent étrangers ou exilés dans leur propre pays; elle proteste contre cette situation même si elle est fille de Taiwanaise et a épousé un garçon de l’île.
3- Littérature et politique :
Dans une thèse très intéressante (3) sur l’auteur, Fang-Hwei Chen parle du « cycle politique » de sa carrière littéraire. Zhu, dans plusieurs nouvelles, critique vigoureusement les positions indépendantistes. Elle garde la nostalgie du passé et le culte du père tout en prenant en partie ses distances avec le KMT qui a été « Taiwanisé ». Elle écrit des articles politiques dans la presse, s’inscrit en 1991 au Parti Socio-Démocratique Chinois et est même candidate à une élection.
Une nouvelle de 1987 « Je me souviens » (4) est plutôt un essai sur la politique locale, sur les campagnes électorales, sur l’attitude d’un « gauchiste » qui se range. La situation inconfortable des « continentaux » qui ne parlent pas taiwanais est une fois encore abordée.
Beaucoup plus original est un texte de 1989 (5) « Nineteen days of the new party » , où la création d’une taxe sur les profits boursiers conduit petits (et gros !) porteurs à manifester. Le KMT est critiqué mais le DPP (Democratic Progressive Party), qui cherche à profiter de la situation n’est pas épargné et l’auteur souligne ses manipulations et ses conflits d’intérêt. L’héroïne, une mère de famille traditionnelle, investit en bourse sans en parler à sa famille et prend de ce fait son indépendance. Elle est fière de son autonomie, se joint à des manifestations, se passionne pour les « tuyaux » boursiers…
Dans un texte célèbre, « The old capital » (1996)(6), la frontière n’existe plus guère entre fiction et réalité; la politique n’est qu’un des thèmes de ce texte. Le DPP auquel s’identifie la population traditionnelle de Taiwan, est jugé responsable de l’enlaidissement de Taipei, et des problèmes d’environnement. Elle dénonce les méfaits de la politique, les manipulations et le clivage entre « continentaux » et Taiwanais…
Néanmoins, c’est la mémoire qui est le thème principal; mémoire individuelle mais aussi rôle de la mémoire collective dans ses rapports avec l’histoire du pays. « The old capital » est un roman truffé de citations de toute nature, un ensemble de collages. Autant de références occidentales que de citations chinoises ou japonaises, qu’il s’agisse du livre de Kawabata ou du beau mythe de Tao Yuanming sur « la source des fleurs de pêcher ».
Des citations, des voyages entre Kyoto et Taipei, entre la Taipei moderne et la ville telle qu’elle était à la fin de l’occupation japonaise. Cette volonté de « modernisme » un peu trop systématique rend la lecture malaisée pour qui ne connaît pas intimement la capitale.
4- Modernisme et talent :
Plusieurs techniques littéraires sont explorées parfois avec succès. « Death in Venice » (6), une nouvelle de 1992, est un exemple de métafiction, d’un récit en train de se faire. Venice c’est le nom d’un café où l’auteur se réfugie pour écrire, mais c’est aussi la ville où il a accompagné, il y a plusieurs années, ses parents lors d’un voyage en Europe. Un beau texte avec des collages intéressants par exemple cette citation de Rilke « If my demons were to leave me, I’m afraid my angels too would fly away ». L’humour de l’auteur par rapport à lui-même permet d’excuser une nouvelle un peu longue et sans beaucoup de ressort.
Par contre « L’homme de la Manche » (1994) (4) est une belle idée qui aurait pu être plus développée: la mort ne survient qu’une fois, il faut bien préparer son arrivée. Le héros, un homosexuel, trie ses papiers, s’interroge sur ses vêtements et ses sous-vêtements, revoit ses trajets pour éviter de passer près d’endroits douteux…
« Hungarian water » (1995) (6) est de l’alcool ajouté à de l’encens, un parfum du 14eme siècle. Cette nouvelle m’a séduit peut-être parce que ce texte est centré sur les parfums comme le roman de Patrick Süskind, sur l’obsession des odeurs. Mais c’est l’évocation de l’ odeur de citronnelle qui permet au narrateur d’échanger avec un homme qui lui explique l’importance des parfums dans sa vie sexuelle et même sentimentale. Sa femme achète tous les nouveaux prfums, « so the idea of an extra marital affair depended upon finding a woman who wore a perfume your wife had never tried”.
Les humains ont 44 fois moins d’odorat que les chiens de berger et c’est pourquoi le héros a du mal à se souvenir, par les parfums, d’anciennes maîtresses. Parfois le parfum n’est plus disponible et trouver à Taipei du « j’ai osé » se révèle un casse tête…
Enfin, « Le dernier train pour Tamsui » (1984)(4) est peut-être la nouvelle la plus classique dans sa forme et sa structure. Pourquoi ce vieux monsieur prend-il le train pour Tamsui, pourquoi craint-il que l’homme qui le suit veuille l’assassiner ? Il propose à un étudiant Huang Tuan de devenir son garde du corps; mais celui-ci s’endort et le vieux monsieur disparaît à l’arrêt du train. Qu’est-il devenu, voulait-il se suicider; les contacts avec son fils ne vont pas permettre de répondre. Un style traditionnel, des personnages attachants, pas de collages artificiels, un texte qui se lit avec grand plaisir.
Les ouvrages récents de Zhu Tianxin sont très différents, apolitiques et plus personnels. Son père meurt et le « Flâneur » (2000) tourne autour de la mort et du père. En 2010, elle publie « Une aube d’été, l’amour autour des fleurs de lotus » qui est l’histoire d’un couple qui vieillit tant dans sa vie que dans l’amour. On revient au problème du temps et de la mémoire dans ces deux ouvrages qui ne sont pas encore traduits.
Bertrand Mialaret
(1) Angel Pino, « La littérature des villages de garnison »; Les Temps Modernes, juillet-septembre 2014 (p. 145 à 184).
(2) « A mes frères des villages de garnison », textes choisis et édités par Angel Pino et Isabelle Rabut ; Bleu de Chine 2001. La nouvelle titre est traduite par Olivier Bialais.
(3) Fang- Hwey Chen, « Temps et mémoire dans l’œuvre de Chu T’ien-hsin » (Lyon 2012).
(4) « Anthologie de la famille Chu », textes choisis, traduits et présentés par Isabelle Rabut et Angel Pino. Christian Bourgois , 2004.
(5) « City Women », édité par Eva Hung. Renditions 1981. La nouvelle « Nineteen days of the new party » est traduite par Martha Cheung.
Zhu Tianxin, « The Old Capital », traduit par Howard Goldblatt. Columbia university