Zhu Tianwen est un des écrivains taiwanais les plus connus, elle vient de se voir décerner le prix Newman, attribué tous les deux ans par l’université d’Oklahoma. Elle est la première lauréate et était en bonne compagnie avec des finalistes tels que Yu Hua, Yan Lianke, Ge Fei. Elle succède à Mo Yan et Han Shaogong qui se sont vu attribuer le prix en 2009 et 2011 ainsi qu’au poète taiwanais Yang Mu.
Un prix pour son œuvre mais plus précisément pour un recueil de nouvelles « Fin de siècle, Splendour ». Ce recueil de huit nouvelles, paru en 1990, est considéré par Margaret Hillenbrand, professeur à Oxford et membre du jury, comme un développement important pour l’art de la nouvelle.
1- « Je regarde, je me souviens, j’écris; voilà ce que je fais. » (1)
Trois nouvelles de ce recueil sont traduites, la nouvelle titre (4) est disponible en anglais, « Maître Chai » (3) et « Le bouddha incarné » (3) en français. « Maître Chai » est bouddhiste et guérisseur, il vit avec ses fils qui ont rénové un immeuble transformé en club vidéo, fréquenté par les militaires du coin. Une jeune femme, une patiente lui fait beaucoup d’effet …C’est un peu un pastiche du Nouveau Roman, pas d’intrigue, peu d’intérêt pour les personnages…
« Le bouddha incarné » (2) est beaucoup plus ambitieux, sans convaincre vraiment: Xiaodong à 15 ans est violé dans un village de garnison par Jiaba, le meilleur joueur de basket du village. Beaucoup plus tard, il rencontre Zhong Lin, bisexuel, qui ne sera pas son amant, « ils voyaient bien que c’était le début d’une amitié intime et longue. Il aurait fallu s’en réjouir et pourtant ce n’était que cela sans plus…Il avait été capable de refuser le désir une première fois, il savait qu’il serait capable de résister une deuxième, une troisième… » Ascèse, fusion des corps, désir, tout cela est traité bien rapidement.
« Fin de siècle, Splendour » (4) a donné lieu à de très nombreux commentaires critiques. Dans ces techniques post-modernistes, ce sont les collages, les éléments d’actualité qui permettent de faire le portrait des personnages. Mia a 25 ans, un amant beaucoup plus âgé qu’elle. C’est une femme urbaine qui vit dans le luxe, la mode et pour laquelle une incursion en banlieue est angoissante. Elle est totalement indépendante des hommes notamment sur le plan financier.
C’est un peu une sorcière ; un thème important chez Zhu Tianwen, notamment dans son dernier livre non traduit « Les mots d’une sorcière » (2008). Un appartement plein de fleurs séchées, d’herbes diverses, tout tourne autour des émotions sensorielles de Mia. La mode est essentielle, on est ce que l’on porte. Des couturiers comme Yamamoto et Issey Miyake sont cités, mais Mia est-elle vraiment impliquée ? On est plus séduit par la vision de la mode d’Eileen Chang dans « Written on water ».
L’approche est brillante, novatrice; la nouvelle est vivante avec beaucoup de rythme même si au delà de cette effervescence d’un Taipei moderne, règne une profonde mélancolie; « the world men have built with theories and systems will collapse and she with her memory of smells and colours will survive and rebuild the world from here » (p.66).
2- Ecrire en famille.
Un père, militaire, écrivain connu, qui a dû fuir le continent après la défaite de Chang Kai-shek, une mère taiwanaise, une sœur cadette Zhu Tianxin, écrivain elle aussi. Zhu Tianwen est née à Taipei en 1956, la famille a vécu longtemps dans un village de garnison, un de ces 900 villages construits pour héberger les 600 000 militaires et leurs familles; des constructions légères car ce séjour ne devait être que provisoire avant la reconquête de la Chine (5)
Elle commence à écrire très tôt, dès le collège, puis pendant ses études d’anglais à l’université. Deux écrivains eurent une influence considérable sur la famille: Shen Congwen et surtout Eileen Chang. La vénération pour Eileen Chang conduisit leur père à accueillir Hu Lancheng, le premier mari de celle-ci, dès 1974 pour enseigner à l’université. Hu Lancheng fut ministre de la propagande dans le gouvernement de Wang Jinwei qui tenta d’organiser en Chine la collaboration avec le Japon. Il ne put rester longtemps à Taiwan d’où il fut expulsé deux ans plus tard après avoir été six mois le professeur privé des filles Zhu.
Son influence sur les deux soeurs conduisit à la création d’une revue littéraire Sansan et d’une maison d’édition et continua jusqu’à sa mort au Japon en 1981. C’est alors que Zhu Tianwen rencontra Hou Hsiao-hsien qui allait devenir l’un des chefs de file du mouvement du Nouveau Cinéma.
3- Je ne suis pas une scénariste, je suis plus comme un « coach ».
Leur coopération dura 27 ans et seize films. Les scénarios écrits pour Hou Hsiao-hsien sont le résultat d’un travail en commun sur un thème: souvenirs autobiographiques puis épisodes de l’histoire de Taiwan. Ce n’est qu’après le scénario que sont écrites les nouvelles qui portent le titre du film; de plus « words and images are totally different mediums to convey messages and feelings…They’re so different that to some extent, the better you are at words, the worse you get with images » (1).
Elle n’a jamais adapté une de ses propres nouvelles et même si elle souligne que Hou Hsiao-hsien était un artiste qui voulait un « contrôle total » sur son œuvre, elle est ,à juste titre, fière d’avoir participé au développement du cinéma d’auteur à Taiwan. De plus cette activité lui a permis une indépendance financière et la possibilité de choisir pleinement ce qu’elle voulait écrire.
A part « Fin de siècle Splendour », d’autres nouvelles ont été traduites: « La cité de l’été brûlant » 1987 (3). Ce texte traite de la vie quotidienne de l’époque, des villages de garnison, des gens ordinaires. Même l’assassinat du frère cadet de Demei, l’épouse du narrateur, n’est pas vraiment utilisé comme dramatisation. La vie de Lu Congzi le narrateur, ses amours passées avec Yanyi, Ye chez qui il est client, tout cela n’est pas plus original que ses difficultés financières à la suite d’un appel d’offres qu’il a remporté.
Néanmoins, une narration distanciée, un déroulement assez adroit, un texte qui se lit avec plaisir tout comme « Plus de paradis »(3). Cette nouvelle de 1982, fournit également d’intéressantes notations sur les villages de garnison; l’héroïne Zhen Sulan est séparée en trois personnages, trois facettes de sa personnalité. Elle vit avec Qiao, un réalisateur de télévision marié qui lui a procuré le rôle qui l’a fait connaître. Elle se sent étrangère, supporte mal la vie de Qiao avec sa femme et ses trois enfants; cela peut expliquer un suicide mais les dépêches des médias sont hésitantes et contradictoires…
4- Une réponse post-moderne après l’abrogation de la loi martiale.
L’abrogation de la loi martiale en 1987 a permis le développement d’une vie démocratique mais aussi d’une plus grande ouverture de Taiwan sur le monde.Taiwan, pour des raisons d’abord économiques, fait partie d’un monde de plus en plus globalisé. L’impact des médias, des modes, des « stars » occidentales mais aussi des écrivains, des cinéastes, des philosophes sur la culture locale est considérable. Cette situation crée une crise d’identité et favorise le développement d’un nationalisme insulaire.
C’est dans ce cadre qu’il faut lire « Notes of a desolate man » (1994) (6), la confession en 170 pages de Xiao Shao, un homosexuel de quarante ans qui vient de vivre les cinq derniers jours de son ami s’enfance Ah Yao. Celui-ci meurt du Sida qu’il a depuis un long séjour à New York et à San Francisco. Le narrateur n’est pas seropositif, il soutient les valeurs familiales, accepte son identité homosexuelle mais refuse la promiscuité des comportements des activistes « gay » que Ah Yao a rencontrés aux Etats Unis. « Ah Yao insisted that gay is white, male. The term homosexual is politically incorrect. Queer is not like that at all. Male, female, yellow, white, black, bisexual, transsexual, there’s room for everyone, that’s queer” (p.25).
Le narrateur nous parle de ses amants, de sa rupture avec Jay, un danseur, des rencontres tarifées à Paris avec Shi, mais surtout des sept ans de vie heureuse avec Yongjie. Il s’inquiète de vieillir, d’une certaine perte de désir sexuel; le Sida aussi est très présent.
Le ton est soit distancié soit assez déprimé ; la réflexion sur le désir et sa vie amoureuse le pousse à écrire car il sait que les souvenirs avec Ah Yao vont s’éroder et que l’écriture est peut-être un moyen d’échapper à l’oubli, à la mort, au chagrin. Et pourtant Ah Yao n’était qu’un ami, « for a long time, we both knew he was gay, but I would’nt admit that I was. So he hid this side of himself from me and we continued as playmates”.
La construction est brillante mais le nombre de références au monde contemporain, à l’actualité, est parfois excessif et ne donne pas toujours une image plus intéressante des protagonistes. Intertextualité, collages, le foisonnement peut parfois lasser même si certains commentaires sont remarquables, par exemple ceux sur Yasujiro Ozu, l’un de mes cinéastes préférés.
Elle revendique d’écrire pour une « élite » qui peut l’accompagner dans toutes ses références culturelles et qui accepte que le thème essentiel soit le déroulement. « Time cannot be turned back nor can life. However in the process of writing, I am able to turn back everything that otherwise couldn’t be” (p.166).
Bertrand Mialaret
(1) Interview de Zhu Tianwen dans Crienglish. com (2010.12.08).
(2) “A mes frères des villages de garnison”, anthologie de nouvelles taiwanaises contemporaines, éditées par Angel Pino et Isabelle Rabut. Bleu de Chine 2001.
(3) « Anthologie de la famille Chu », textes choisis et traduits par Isabelle Rabut et Angel Pino. Christian Bourgois, 2004.
(4) Zhu Tianwen, « Fin de siècle Splendour » (1990). Translated by Eva Hung. “City women”, Renditions paperbacks. Hong Kong 2001.
(5) Angel Pino, “La littérature des villages de garnison”; Les Temps modernes, juillet-septembre 2014.
(6) Zhu Tianwen, « Notes of a desolate man », translated by Howard Goldblatt and Sylvia Li Chun-lin; 170 pages. Columbia university, 1999.