Keris Mas (1922-1992) est un écrivain majeur de la littérature malaise. Militant dans les années 1950 contre le colonialisme britannique et en faveur des « arts pour le peuple », il s’efforcera de libérer la société des freins au progrès tout en justifiant dans ses quatre romans et ses soixante nouvelles le nécessaire compromis entre la tradition et la modernité.
Deux de ses romans ont été traduits en français par Brigitte Bresson: la Malaisie coloniale avec « La jungle de l’espoir » (1-4), les années 1980 dans « Le grand commerçant de Kuala Lumpur » (2). Vingt nouvelles des années 1946 à 1960 sont disponibles en anglais, « Blood and Tears », traduites par Harry Aveling (3).
– Le riz et l’hévéa :
Dans « La jungle de l’espoir », la culture du riz, pratiquée dans de nombreux villages malais symbolise la tradition alors que les plantations d’hévéas (et plus tard de palmiers à huile) seront un signe d’une adaptation au monde moderne. Dans ce roman, deux frères Kia et Zaidi incarnent ce conflit. L’auteur moque l’immobilisme: certains Malais « passaient leurs journées entières au café, à bavarder et jouer aux cartes. Il y avait assez de riz dans leur grenier, il y avait assez de pousses à cueillir dans la forêt et il y avait des poissons dans les marécages. Cela leur suffisait. Ils ne faisaient aucun effort supplémentaire. Leur destin était déjà déterminé de toute façon » (p.47).
L’argent et l’éducation (surtout pour les filles) n’ont qu’un rôle marginal: Kia ne souhaite pas que son fils Karim poursuive son éducation à l’école anglaise. « Il ne voulait pas que son fils devienne un de ces Malais qui vivaient comme des jacinthes d’eau, flottant à la surface sans bourgeons ni racines » (p. 60).
Les Blancs développent le pays pour s’enrichir. Les Malais ne veulent pas travailler pour d’autres car ils sont trop fiers. Mais le système colonial fait venir des travailleurs étrangers hindous et surtout chinois. Les tensions entre Malais et Chinois se développent; Bentong, dans la province de Pahang, région natale de l’auteur, devient progressivement une ville chinoise.
Les Malais créent de nouveaux villages et défrichent la jungle pour poursuivre leur mode de vie traditionnel. Mais ce sont les aborigènes, bien peu respectés, qui sont vraiment libres. Les Malais les utilisent pour abattre les grands arbres mais il faut attendre leur bon vouloir et ne pas leur donner d’ordres.
La vie est difficile dans ces nouveaux villages de la jungle: défricher est pénible, les conditions sanitaires sont primitives et les attaques d’animaux (éléphants, sangliers, singes) incessantes. Le shaman prétend savoir défendre les villageois et son prestige est parfois plus grand que celui de l’iman; Zaidi déplore ces rites anti-islamiques et cette idolâtrie que partagent beaucoup de villageois.
Mais pour progresser, il faut comprendre les changements qui interviennent. Les prix du latex peuvent fortement baisser, les boutiques de Zaidi vont alors souffrir; mais c’est aussi le moment d’acheter des terrains ou des plantations d’hévéa et finalement Kia sera convaincu de le faire. Il accepte ce compromis mais ne cèdera pas sur l’avenir de sa fille et de Karim qui resteront au village.
– Keris Mas, un activiste, un journaliste, un écrivain :
Il est né en 1922 près de Bentong et est éduqué dans son village, puis dans un collège religieux à Médan (Sumatra) où il apprend l’arabe. En 1945, il rejoint le Parti National Malais et développe une opposition aux britanniques dans sa région natale. En 1947, à Singapour, il travaille comme journaliste et écrit ses premières nouvelles.
Avec d’autres, il crée le mouvement des écrivains 1950 (Asas50) et les « arts pour le peuple ». Il faut développer la société malaise en supprimant les freins et les élites liées au colonialisme. La langue malaise et le nationalisme sont à promouvoir. En 1956, il lance l’Institut de la langue et de la littérature (Dawan Bahasa dan Pustaka) et y travaillera pendant vingt ans. En 1981, honneur suprême, il fut le premier à recevoir le titre d’ « Ecrivain National ».
– Muhammad, un entrepreneur malais :
Dans « Le grand commerçant de Kuala Lumpur » Keris Mas vante les qualités de Muhammad car « d’habitude s’ils savent gérer les affaires, les Malais ne savaient pas faire des plans à long terme; s’ils savaient gérer et planifier, ils ne savaient pas appliquer leurs idées » (p.13)
Les Malais ne doivent pas abandonner des secteurs d’activité aux Blancs et aux Chinois. « Les Malais doivent s’investir à nouveau dans l’étain. Mais il nous faut des connaissances et l’expérience du monde des affaires » (p.213). Pour les mines d’étain, il faut contrôler les terrains et avoir des moyens de financement suffisants.
Muhammad est le partenaire de Datuk Tan; sa société minière n’est pas une « Société Ali Baba » comme tant d’autres où les Malais ne sont que des prête-noms. Il la gère et il la contrôle. Le livre se situe dans les années 1980, époque du développement par le Premier Ministre Mahathir de la politique de contrôle économique par les Malais (NEP, New Economic Policy) qui généra de fortes tensions avec les investisseurs chinois et les sociétés étrangères.
Le livre n’évoque quasiment pas cette situation; la coopération est bonne entre Muhammad et Datuk Tan. Ils ont plus de difficultés avec leurs propres enfants: l’un Robert, ingénieur en Angleterre, est surtout intéressé par les religions et l’autre, Rahim, refuse le type de développement que prône son père et cet individualisme occidental qui mène à une société matérialiste.
Muhammad fera tout pour élargir l’ensemble des terres, qu’il possède avec son frère, pour démarrer une exploitation minière: on organise une visite du Sultan, un accord est passé avec le député du secteur, on emploie des intermédiaires et quelques mauvais garçons que l’on contrôle mal.
L’argent et l’éducation (surtout pour les filles) n’ont qu’un rôle marginal: Kia ne souhaite pas que son fils Karim poursuive son éducation à l’école anglaise. « Il ne voulait pas que son fils devienne un de ces Malais qui vivaient comme des jacinthes d’eau, flottant à la surface sans bourgeons ni racines » (p. 60).
Finalement un compromis devra être trouvé. Muhammad n’évitera pas qu’un terrain soit donné avec un statut wakaf; il doit être destiné à un usage religieux et servira à construire une mosquée, des bureaux et des dortoirs pour les employés. Robert et Rahim accepteront alors de travailler pour la société minière et s’installeront sur place. « La religion, les mœurs et le style de vies des Malais ne doivent pas et ne peuvent pas disparaître » (p.398).
Ces deux romans se lisent avec plaisir dans une traduction agréable de Brigitte Bresson. Les personnages ne sont pas schématiques et n’illustrent pas les propos de l’auteur; ils sont complexes et attachants. Cette confrontation de la Malaisie coloniale et celle des années 1980 est très séduisante; l’auteur contrôle son récit, on suit le roman avec plaisir même si l’on sait qu’il y aura un compromis final.
– Des nouvelles très politiques :
Keris Mas est surtout célèbre pour ses nouvelles. Les premières (1946-1948) sont presque des tracts politiques ou des histoires sentimentales sans beaucoup d’intérêt. Mais déjà (Not because of me, 1948), il critique les chefs de village, imans et riche Malais: « In big towns, people are open about their dishonesty, while in the country, they make use of all sorts of fancy names, money, status and religion, to achieve their ends » (p.40).
Il regrette le poids de la tradition, le trop grand nombre d’enfants qui ne permet pas de les élever correctement (Too many children, 1952). Les dévots qui ne font le jeûne qu’en façade sont critiqués (The back room, 1952). Il montre que l’obsession d’avoir un fils peut détruire une famille (For want of a son, 1952).
Une nouvelle de 1956 (A row of shop houses in our village), retrace les maquis anti-britanniques et il souligne que Chinois ET Malais les rejoignent alors que ce mouvement de résistance dans la jungle fut essentiellement chinois et dirigé par les communistes.
Après l’indépendance en 1957, il moque les fonctionnaires britanniques restés en poste (Ils n’arrivent pas à comprendre) (3,5) ; « C’est aux gens comme moi, comme nous, à tous les expatriés, qu’incombe la tâche de veiller à ce que l’accession à l’indépendance ne les fasse pas dériver loin de nous qui sommes leurs éducateurs et leurs anciens protecteurs ».
La politique brise les ménages (Breakdown, 1960): Hashim élu député va profiter des avantages de son poste et son mariage avec Hasnah ne veut plus rien dire.
Certaines nouvelles sont de grande qualité. Des textes courts, nerveux, avec parfois une chute imprévue. L’auteur reste extérieur et évite les commentaires trop moralisateurs. Il reste prudent, les rapports entre Malais et Chinois sont peu abordés, même si le recueil s’arrête en 1960, bien avant les émeutes raciales de 1969.
Bertrand Mialaret
- (1) Keris Mas, « La jungle de l’espoir », traduit par Brigitte F. Bresson. Les Indes Savantes, 260 pages, 2011.
- (2) Keris Mas, « Le Grand Commerçant de Kuala Lumpur », traduit du malais par Brigitte F. Bresson. Les Indes Savantes, 400 pages, 2012.
- (3) Keris Mas, « Blood and Tears », traduit du malais par Harry Aveling. Oxford University Press, 160 pages, 1984.
- (4) Keris Mas, « Jungle of Hope » publié par ITNM, 315 pages, 2000.
- (5) « Babouin et autres nouvelles de Malaisie », une remarquable publication des Editions de l’Olizane, 1991. Keris Mas, page 73 à 88, « Ils n’arrivent pas à comprendre », traduit par Denys lombard.