On a mentionné il y a quelques mois le triomphe posthume d’Eileen Chang avec le succès, quinze ans après sa mort, de trois ouvrages autobiographiques: « Little Reunion », disponible uniquement en chinois, « The Fall of the Pagoda » (1), suivi par « The Book of Change » (2), écrits en anglais.
La grande qualité de ces deux derniers livres conduit à en rendre compte de manière plus détaillée en analysant la grande variété de thèmes et d’évènements liés à la vie de l’auteur.
Un récit autobiographique sans cesse repris :
A 18 ans, Eileen Chang fait ses débuts littéraires avec un essai « What a life ! What a girl’s life” qui décrivait ses difficultés avec sa mère, avec son père qui l’avait enfermée et une pneumonie qui faillit la tuer. Ce texte fut plus tard réécrit, puis en 1963, constitua « The Fall… », la première partie indépendante d’un récit autobiographique écrit en anglais. De même l’essai « From the Ashes », écrit en chinois en 1944 (3) est une sorte de résumé de la deuxième partie, « The Book… » et de sa vie à Hong Kong.
Ce sont les deux volumes de ce récit qui viennent d’être publiés. Quant à « Little Reunion », l’ouvrage, écrit en 1976, est davantage centré sur ses relations avec son mari, Hu Langsheng, collaborateur des Japonais.
David Der-wei Wang analyse l’importance de ces textes qui sont à l’origine de plusieurs de ses romans. Ces écrits, non publiés de son vivant, ont été plusieurs fois remaniés et traduits d’une langue à l’autre. Une sorte d’exorcisme, d’autant plus qu’elle écrit en anglais; une condamnation sans cesse renouvelée de la société patriarcale qui assombrit son adolescence et sa vie d’étudiante.
« The Fall of the Pagoda », la décomposition tragique d’une famille :
Le titre du livre se réfère à la légende du Serpent Blanc, enfermé éternellement pour avoir aimé un humain, sous la pagode de Leifeng (au sud du Lac de l’Ouest de Hangzhou), qui s’écroula en 1924 et fut reconstruite sans charme et avec des ascenseurs en 2002 !
Est-ce la chute d’un symbole phallique accompagnant l’écroulement de l’autorité parentale, est-ce le refus d’Eileen Chang de participer à la construction de la Chine nouvelle, le texte ne le dit pas mais nous raconte l’histoire de Lute, une petite puis une jeune fille avec ses relations d’amour/haine avec sa mère.
Sa mère joue les femmes libérées en Europe avec des amants étrangers et des relations ambiguës avec la sœur de son mari. Elle divorcera après avoir triomphé d’une concubine et laissera Lute et son frère à un père opiomane qui se remarie bientôt.
Les enfants sont élevés par les domestiques et quelques professeurs; Lute, adolescente, est enfermée par son père et manque de mourir de pneumonie; son frère ne survit pas à une tuberculose, cadeau de sa belle mère. Lute parviendra à s’échapper et si la guerre en Europe lui interdit des études en Angleterre, elle pourra se rendre à Hong Kong.
La mère de Lute, Dew, est le personnage central. Mariée dans la tradition, elle domine son mari qui fume sa fortune avec une concubine. Son départ en Europe fait scandale. Elle ne s’intéresse pas à ses enfants mais considère qu’une femme libérée se doit de donner à sa fille le maximum d’atouts, gage de sa future indépendance. Le père ne s’y oppose pas mais ne veut pas payer malgré ses engagements. Elle critique sa fille, la rabaisse, voit en elle, en fait, une rivale qu’elle n’aime pas et qui ne l’intéresse que par rapport à elle.
Dew montrera dans le deuxième volume, à Hong Kong, son mépris pour sa fille en perdant au mah-jong une bourse que celle-ci a obtenu. « Dew has gone far on her bound feet from one era to another without breaking her ladylike pace. She wants the best of both worlds East and West and is aggrieved when anything was denied her, a faithful daughter or devoted alien lovers”. Elle quittera Hong Kong pour rejoindre un amant en Inde.
De Cao Xueqin à Ba Jin, la décadence des grandes familles est un thème central. Mais ici la violence des rapports est spectaculaire: la tuberculose de Hill, le frère de Lute, la mort de l’oncle Prudent, affamé par sa famille, la mère de Dry Ho enterrée vivante…Ce ne sont pas les évènements extérieurs qui font sombrer la famille mais sa propre corruption et parfois sa collaboration avec les Japonais.
L’argent, que l’on a pas gagné, est un instrument fondamental de pouvoir et nourrit luttes, procès et manœuvres sordides entre membres de la famille. Aucune solidarité, aucune décence, l’argent est essentiel car il permet l’opium, une activité qui nourrit l’oisiveté et qui a un rôle bien plus important que les concubines.
La vie de Lute, éduquée par les domestiques, est un des aspects plaisants du livre: la vie et les rapports compliqués d’une famille dans les yeux d’une petite fille ou d’une vieille servante; beaucoup de dialogues (parfois trop), un style très naturel, beaucoup de distance et de talent et même un peu d’humour.
A Hong Kong, survivre à la guerre :
Pourquoi « The Book of Change », un titre inspiré du Yi Jing, or « she had never read it, it was the most esotéric of the five classics and not tought in the schoolroom because of its obscurity and more important its mention of sex ».
Les 50 premières pages du livre sont destinées au lecteur qui n’a pas lu “The Fall…”et n’ont guère d’intérêt sinon de présenter parfois quelques personnages sous un jour un peu nouveau.
Lute arrive à Hong Kong avec Bebe Shastri, une Malaisienne musulmane, bien plus épanouie et adaptée à une vie indépendante à l’Université Victoria.
Des thèmes variés: la vie entre étudiants, les relations avec les autres filles mais aussi la mode, les vêtements, les couleurs; même après la victoire des Japonais, alors que la nourriture est rare, on s’achète des tissus ! Dans « Written on Water », on trouvera même des dessins de mode et “A chronicle of changing clothes”.
La vie change avec les bombardements japonais, les étudiants s’engagent; Lute travaille comme infirmière, gênée par son inexpérience et ne parlant pas Cantonnais. Des morts autour d’elle lors d’un bombardement, la guerre qui n’était qu’un décor devient une menace. Mais les Anglais se rendent le jour de Noël 1941, date aussi de l’attaque sur Pearl Harbour.
Bebe veut aller à Chongking et Lute à Shanghai : « Patriotism was just another religion she could not believe in. It was a good thing like all religions. But it had killed more people than all the wholy wars put together. She was no pacifist, just too fond of being alive”.
Sa famille l’a endurcie, elle fait chanter le Directeur de l’hôpital au sujet des trafics qui y règnent, pour qu’il obtienne des Japonais des passages en bateau. Après huit jours de mer, en compagnie d’un cousin ambassadeur lié aux Japonais et de …Mei Lanfang, la star de l’Opera de Pékin, on arrive à Shanghaï; « unlike Hong Kong, this was not a place to look at, just a world to live in. To Lute it had promised everything ever since she was a child. Now it will all be hers since she had fought so hard to get back, risked her life for it …”
Bertrand Mialaret
(1) “The Fall of the Pagoda”- Hong Kong University Press 2010, 290 pages.
(2) “The Book of Change”- Hong Kong University Press 2010, 300 pages.
Ces deux livres sont précédés chacun d’une remarquable préface de David Der-wei Wang, Professeur à l’Université de Harvard.
(3) « From the Ashes », est traduit du chinois par Andrew F. Jones et publié dans « Written on Water »- Columbia University Press 2005, 220 pages.