La tradition millénaire du mandarinat a eu une conséquence imprévue ces dernières années: le développement d’un nouveau genre littéraire: la bureaucratie romanesque. C’est pourquoi, il faut se féliciter que Penguin China ait publié il y a quelques semaines « The civil servant notebook » de Wang Xiaofang, le grand maître du genre, traduit en anglais par Eric Abrahamsen, un des fondateurs du site incontournable www.paper-republic.org ,qui vit à Pékin depuis 2001.
1/ Le carnet d’un fonctionnaire sème la panique :
Dans la ville imaginée de Dongzhou, deux bureaucrates de haut niveau sont en compétition pour le poste de maire. Des alliances, des clans se forment, des luttes d’influence où tout est permis: chantage, corruption, séduction…Mais un carnet que l’on suppose écrit par l’un des candidats va semer la panique dans cette organisation…
Compte tenu de l’abondante production de Wang Xiaofang, on pouvait craindre un livre écrit trop rapidement. Il n’en est rien, l’intrigue progresse par l’addition des points de vue des différents personnages ce qui permet aussi de développer leur histoire personnelle et leur caractère.
Un peu de dérision et d’humour ; les fauteuils, les bureaux, les stylos, les agrafeuses parlent entre eux et soulignent leur rôle important dans la bureaucratie : « the pen is the primary source of leadership…Grasping power means grasping a pen. » « We, office desks are like secret bases. Our master’s questions of style, feeling and interest are all concentrated on us”. “A successful civil servant sticks to his leader like a staple and paper; he thinks his leader’s thoughts, concerns himself with his leaders concerns and takes pleasure in what pleases his leader”.
Le livre est vivant, amusant et se lit avec plaisir. Les stratégies de carrière des fonctionnaires sont exposées en détail. La règle de base: « if you wanted to be number one, you had to follow a number one” et Zhu Dawei apprend les échecs pour devenir le partenaire de son patron. Un autre va même jusqu’à boire sa propre urine car son chef lui a fait écrire une note sur « les réflexions philosophiques sur une cure d’urine »!
Enfin, bien évidemment, il y a pour Ou Beibei, les « promotions canapé » d’autant que son mari n’a pas d’ambition et n’est pas intéressé par l’argent.
2/ Le pouvoir est le thème central :
Comme il le dit dans un interview récent: « the book will help readers get to know the current reality of Chinese society, because it seizes, the most unique aspect of society which is power worship».
Il y a quelques jours dans le New York Times, il précisait: “we all adore power, but our spirit has been castrated by power. This is the heart of my novel, it’s core idea”. “The basic idea of the officials with power is: you don’t need to know anything. Because if you know something, then you threaten my power. Hence all the secrecy that we see around us”.
Le culte du pouvoir conduit à l’hypocrisie et au mensonge: “those who worship power must worship falsehood, and for that reason, each and every profession has developed its own highly developed unwritten rules. Know this; preserving the unwritten rules means preserving yourself” (p.78).
Comme il le dit,”anti corruption cannot only depend on personal achievement…only reform of the whole system can limit corruption.” On en est loin et le livre est un développement cynique sur les objectifs des bureaucrates, sur les enjeux personnels de pouvoir et de fortune ; ils sont bien loin de l’objectif assigné: « servir le peuple ».
3/ Un romancier qui sait de quoi il parle :
Wang Xiaofang va avoir cinquante ans. Pendant deux ans, il fut le secrétaire du vice maire de Shenyang, Ma Xiandong, qui fut condamné et exécuté pour avoir joué trois millions de dollars d’argent public dans les casinos de Macau en 2001. Cet épisode, bien qu’il fut hors de cause, a mis un terme à sa carrière administrative.
Après quatre romans à succès sur les fonctionnaires et la bureaucratie, il est considéré comme le maître du genre. Chacun de ses livres se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et , en 2007, « The chief of the Beijing liaison office » a dépassé le million .
Actuellement, avec l’affaire Bo Xilai, la situation est plus difficile; les éditeurs sont prudents. Il a quatre livres en attente de publication et les projets de film sont gelés pour le moment. La corruption est un sujet délicat…
Il est très critique, parfois à juste titre, vis à vis des écrivains chinois à qui il reproche de se réfugier dans le passé et la Révolution Culturelle pour aborder, parfois de manière allégorique, les problèmes du pays ; « we become spiritual eunuchs and helpless bystanders ».
La modestie n’est pas sa qualité première : il se compare au prix Nobel Mario Vargas Llosa « I don’t feel he is any better than me ». Il explique et on veut bien le croire, que ce qu’il écrit est dérivé d’incidents réels qu’il a rencontré dans sa carrière; mais il va trop loin quand il prétend avoir créé « un nouveau style ».
Ses lecteurs sont en grande partie des fonctionnaires ou des jeunes diplômés qui veulent le devenir. La profession reste très attractive (sécurité, avantages divers): 1,4 millions de candidats chaque année soit 88 pour un poste ! Mais Wang Xiaofang refuse d’être un guide pour accélérer les carrières, l’objectif est d’informer sur la réalité actuelle de la société chinoise.
4/ Le développement d’un genre littéraire :
Les « Chroniques indiscrètes des mandarins » (1) est un magnifique précurseur écrit par Wou King- tseu (1701-1754). Un autre roman a été traduit en anglais en 2001 : « Officialdom unmasked »(2) de Li Baoyuan (ou Li Baojia). Ce long roman (une publication abrégée de 630 pages) a été publié par épisodes dans une revue en 1903.
Ces dernières années, on assiste à un renouveau, ou plutôt à une explosion de ce genre littéraire traditionnel. « Ink Painting », publié en 1999 par Wang Yuewen, fut un très grand succès pour les éditeurs, peut-être moins pour l’auteur qui, fonctionnaire du gouvernement provincial du Hunan, fut licencié pour n’avoir pas respecté les règles du jeu !
Souvent le thème est classique: un fonctionnaire intègre est confronté à un environnement puissant et corrompu; la lutte du bien et du mal est pimentée par de nombreux retournements de situation et …des jolies femmes.
Le public demande plus de transparence et s’indigne de la corruption, c’est une des raisons du succès de ces livres. Mais n’oublions pas que tout cela aurait été impensable il y a vingt ans avec une censure plus vigilante et surtout plus brutale.
Les publications sont très nombreuses, plus de 100 romans par an à partir de 2008 et en 2011, quatre des vingt romans les plus populaires sont des romans sur les bureaucrates. Les tirages sont considérables: « Les règles cachées du bureau » de Lu Qi, qui explique les règles du succès à l’aide d’une série de petites nouvelles, s’est vendu à un million d’exemplaires. Le livre de Zhang Bing, un fonctionnaire de Chonqing « Notes du fonctionnaire Hou Weidong » a été tiré à trois millions d’exemplaires…
Wang Xiaofang force un peu le trait quand il prétend que ce genre de roman est le seul « chien de garde » de la société chinoise et la conscience de cette société. Cependant ses romans « Le chef du bureau de liaison de Pékin », qui a connu un succès considérable (un million d’exemplaires vendus) ont eu des retombées inattendues: les méthodes de ces bureaux, qui sont des groupes de pression des gouvernements provinciaux vis à vis des ministères, ont entraîné des enquêtes et la fermeture de 625 d’entre eux(60%) en 2010.
5/ Les femmes à l’assaut des grandes sociétés multinationales: Du Lala.
Leslie Chang, dont on a aimé « La fabrique des femmes », analyse le phénomène dans un article du New Yorker (8/02/2012) : « Le journal de la promotion de Du Lala » est un événement . Cinq millions d’exemplaires des trois volumes ont été vendus, un film, une série TV de 32 épisodes…Mais l’auteur Li Ke, une femme qui aurait travaillé pour IBM, reste une inconnue qui n’accorde d’interviews que par internet. Manager qui a réussi, elle explique comment survivre au travail, comment adapter son style de travail à celui de son chef…
Comme dit Leslie Chang, « Lala advance to management by learning how to promote herself, to speak up in meetings, to be pushy and friendly at the same time- in other words, to act like an American ». Elle se bat pour son indépendance, son but n’est pas de trouver un riche mari, sa vie au bureau est toute sa vie.
Ce n’est pas une beauté mais elle est intelligente, ambitieuse et travailleuse. Contrairement au film plus romanesque « Go Lala Go », dirigé par Xu Jinglei, le but n’est pas d’arriver par des collègues masculins ; comme dit Li Ke, « career novels are more about functional reading than entertainment ».
Bertrand Mialaret
(1) Wou King-tseu : « Chronique indiscrète des mandarins », traduit par Tchang Fou-jouei, introduction par André Levy. Gallimard 1976.
(2) Li Boyuan (1867-1906) : « Officialdom unmasked », traduit par T. L. Yang. Hong Kong University Press, 2001.
It’s always interesting to read your articles. Thank you!