La promotion médiatique sans précédent de ce roman m’a intrigué. Je lis peu les romans d’espionnage mais le fait qu’on traduise un ouvrage chinois m’a interpellé. Il manquait cependant l’environnement politique du précédent lancement à grande échelle, celui du « Totem du loup » en 2007. De plus, un auteur de romans d’espionnage qui obtient le prix Mao Dun, ce n’est pas courant…Bref suffisamment de raisons pour lire « Decoded »…et avec grand plaisir.
Les éditeurs Penguin et FSG ont organisé un plan de promotion de plusieurs mois pour le lancement de ce roman dans une vingtaine de pays. La traduction de trois autres livres de l’auteur est prévue. Tous les grands journaux anglophones ont publié sur « Decoded »(1) mais ce que l’on présente comme un roman d’espionnage est en fait non un « thriller » mais une biographie d’un génie de la cryptographie et une analyse passionnante de la frontière fragile entre le génie et la folie.
1/ Mai Jia, espion et écrivain :
L’auteur a 50 ans, il est né près de Hangzhou dans une famille à problèmes: un grand père propriétaire foncier riche, l’autre grand père un chrétien et un père qui avait été désigné comme droitier (le quota de droitiers devait être rempli !). Il est donc isolé, humilié à l’école et se réfugie dans la rédaction de son journal.
Il rejoint l’armée et en 1983, sort diplômé de l’Institut d’Engineering militaire comme spécialiste en télécommunications; il passera alors près d’une année dans un département de cryptographie. En 1991, il termine l’Institut des Beaux Arts et commence à écrire des articles de propagande. Il quitte l’armée en 1997 et travaille comme scénariste à la télévision de Chengdu.
La conception de « Décoded » sera longue et laborieuse. De plus trouver un éditeur et négocier avec la censure, qui craignait la publication de secrets d’Etat, fut très difficile. Le livre fut enfin publié en 2002 et connut rapidement un grand succès. Ce n’est qu’en 2010 que le roman est repéré par la traductrice Olivia Milburn dont le grand père avait été cryptographe.
En 2005, il adapte son deuxième roman « In the dark » pour une série télévisée de trente épisodes qui eut un grand retentissement et lui permit d’obtenir le prix Mao Dun trois ans plus tard. Trois autres romans ont suivi et Mai Jia a maintenant vendu plus de six millions de livres et était en 2010 le romancier chinois le mieux payé. Deux de ses romans ont déjà été adaptés avec un grand succès au cinéma : « The Message » en 2009 et plus récemment « The silent war » d’après « In the dark ».
Il faut noter le rôle croissant des agents littéraires dans le rayonnement de la littérature chinoise tout spécialement dans le monde anglophone. Gray Tan et l’agence Grayhawk de Taipei ont signé avec des éditeurs de premier plan, obtenu des niveaux de droits très élevés (15%) et une avance de 100 000 $ pour « In the dark ». Les droits de « Decoded » ont été vendus dans une vingtaine de pays dont en France à l’éditeur Robert Laffont.
2/ Rong Jinzhen, comment devient-on un génie ?
En soixante pages, l’auteur nous raconte l’histoire de la famille Rhong, des marchands de sel fortunés. Une introduction bien venue, peu fréquente dans les romans d’espionnage ! On sourit en pensant aux réactions des éditeurs américains devant ces pages « où il ne se passe rien » ! On pense à Michael Berry qui eut bien du mal à vendre à un éditeur qui voulait les supprimer, les premiers chapitres du magnifique roman de Wang Anyi « Le Chant des regrets éternels ».
Rong Jinzhen, notre héros montre des dispositions surprenantes pour les mathématiques comme sa tante Master Zhong qui est professeur à l’université. En quelques jours, il absorbe le programme universitaire mais n’a aucune relation avec les étudiants de son âge. Il est remarqué par un professeur célèbre, Jan Liseiwicz, un aristocrate polonais qui veut le faire travailler avec lui sur l’intelligence artificielle. Un membre de la famille Rhong, Young Lilie, obtient de fonder un laboratoire de recherches sur les ordinateurs et recrute Jinzhen.
Mais en juin 1956, à la surprise générale, il quitte l’université pour suivre un personnage étrange, Zheng le Boiteux, qui force Young Lilie à libérer Jinzhen de ses responsabilités à l’université. Ou vont- ils, on ne le sait, car c’est couvert par le secret d’Etat, comme toute la suite de l’histoire de Jinzhen. Plus tard on apprendra que l’unité 701 est un centre de cryptographie où Jinzhen va passer le reste de sa vie.
Le livre est très habilement construit, très achevé; il se présente comme une enquête biographique sur le personnage utilisant de nombreuses interviews de gens qui l’ont côtoyé. La multiplicité des points de vue et des narrateurs rapproche le lecteur de Jinzhen, de sa personnalité, de son isolement. De même, on a l’impression de comprendre ce qu’est la cryptographie dont l’histoire, l’importance et les contraintes nous sont présentées. Il s’agit certes de la cryptographie de l’après-guerre et non des cyber batailles actuelles mais l’importance en termes de sécurité militaire est tout à fait comparable.
Le roman est fort bien écrit contrairement à nombre de romans d’espionnage rédigés à la va-vite. Il se lit avec plaisir mais ce n’est pas un « thriller » car il y a peu d’action et d’action violente. Certes l’espionnage joue son rôle qu’il s’agisse des manœuvres du professeur Lisiewicz et de ses lettres ou du vol du journal de Jinzhen dans un train. La violence est surtout psychologique, c’est celle que subit Jinzhen opprimé par le secret organisé de l’unité 701.
3/ La cryptographie : génie et folie.
Comme le dit Yan Shi, un de ses collègues : « genius and madness are two sides of the same coin…Actually developing ciphers is a sort of madman’s work, it pulls you close to insanity and to genius…In terms of composition, genius and insanity are made from the same stuff » (p.271).
La grande règle est que l’on ne peut à la fois créer des codes et les casser, il faut choisir. De même après avoir cassé un code, on ne doit pas travailler sur le successeur de celui-ci. C’est cette règle que Jinzhen n’a pas respecté, il l’a payé très cher. Son talent dans l’interprétation des rêves, l’a aidé dans son travail de cryptographe, mais « his deliberate excessiveness, however, only resulted in bringing him on the verge of mental collapse » (p.195). Un génie est fragile et peut, une fois fragilisé, s’écrouler totalement ; « genius is easily broken…this fragility is what makes a genius a genius. It is what allows them to transcend all limits, to become even more refined…but to be unable to bear any knock” (p.202).
C’est un métier qui rend fou du fait de la concentration, de l’obsession qu’il exige. De plus, c’est une vie tournée vers l’intérieur où il y a avec les collègues très peu d’échanges. Ceux- ci sont encore limités par l’exigence de secret avec le contrôle très strict et la peur qu’il engendre. L’unité 701 est-elle vraiment en Chine; rien ne l’atteint des mouvements politiques de l’époque. Cependant elle a fourni à Jinzhen la possibilité de défendre Master Rhong pendant la Révolution Culturelle.
Le contrôle du parti est total; il assure aux membres de l’unité 701 des conditions de vie confortables et une protection solide mais dans un secret qui entoure tout y compris la vie conjugale. Cela est présenté comme inévitable par l’auteur qui ne pense pas que cela soit spécifique à la Chine. Cette justification du secret nous vaut quelques passages un peu nationalistes. Ceci étant, on ne chante pas les louanges du Parti; l’auteur insiste sur la volonté et le génie des individus. Ce n’est pas le Parti ou son inspiration qui cassent les codes !
L’auteur a une vision réaliste et pessimiste : cette guerre continuera et devient de plus en plus sophistiquée. Les épisodes comme celui de Snowden peuvent conduire à une extension de l’utilisation de la cryptographie, mais comme le dit Mai Jia, c’est une guerre sans fin que personne ne peut gagner et qui détruit de belles intelligences qui peut-être auraient pu être mieux employées ailleurs.
Bertrand Mialaret
(1) Mai Jia, « Decoded », traduit du chinois par Olivia Milburn et Christopher Payne. Ferrar, Straus and Giroux, New York. 2014, 315 pages.