Le talent de Yiyun Li est maintenant largement reconnu; il est cependant rare d’assister à une telle progression dans la qualité en quelques années. Son quatrième ouvrage « Kinder than solitude » conduit à beaucoup d’interrogations; il faut lire et surtout relire ce deuxième roman qui vient d’être publié dans le monde anglophone (1) Nous avons suivi avec attention les publications (2) de Yiyun Li: deux interviews dont le premier par téléphone il y a six ans était probablement le premier contact avec la presse européenne.
Yiyun Li a quarante et un ans, elle est née à Pékin et après des études d’anglais entre à l’université pour étudier l’immunologie un an après la répression de la place Tiananmen en 1989. Une bourse pour des études scientifiques aux Etats Unis qui, une fois terminées, lui permettra de s’inscrire aux cours de création littéraire bien connus de l’université de Iowa. Elle publie des nouvelles, collectionne les prix littéraires et un contrat lucratif avec l’éditeur Random House pour son premier roman et ses deux recueils de nouvelles.
« Kinder than solitude » tourne autour de l’empoisonnement de Shaoai, une jeune étudiante exclue de l’université après les manifestations de Tiananmen et qui décèdera après vingt et un an d’une vie végétative. Que s’est-il passé, qui l’a empoisonnée ? L’auteure nous fait comprendre très vite que son propos est d’analyser l’impact de ce crime sur l’environnement de la jeune femme, sur ses trois amis, un garçon Boyang et deux filles Moran et Ruyu qui quitteront la Chine pour les Etats Unis où elles tenteront de se construire une vie.
1/ Ce n’est pas réellement un livre politique…
Yiyun Li nous explique (3) que le personnage de Shaoai est inspiré par le cas de Zhu Ling, une étudiante de Tsinghua, empoisonnée au thallium; elle survit paralysée et l’étudiante qui partageait sa chambre a été protégée par les appuis politiques de ses parents.
Le massacre de Tiananmen sert de cadre, de référence inévitable lors d’un vingt cinquième anniversaire, mais n’occupe qu’une place marginale. Shaoiai, expulsée de l’université, se voit ainsi interdire la possibilité de toute réelle insertion sociale. Plus âgée, elle est le personnage qui conduit les trois autres à se déterminer, mais ce n’est pas un personnage « sympathique », égoïste, méprisante, agressive vis-à-vis de ses parents et surtout de Ruyu, une orpheline qu’ils hébergent. Cette dernière ne manifeste aucune émotion et ne semble pas concernée par les morts de la place Tiananmen. Moran et Boyang ne sont pas plus impliqués et Boyang quelques années plus tard s’intéressera surtout à l’argent et aux femmes.
Yiyun Li se méfie de la politique et des commentaires qui la décrivent comme trop ou pas assez politique ou même anti chinoise ! La tonalité du livre est très pessimiste sur l’histoire du pays et les luttes politiques. « Every generation think they can achieve what the last generation have not. We’ve had enough revolution in our lifetime because of that thinking” (p. 147). “Trust me, being good means nothing in this country. Being right, and being on the right side of any conflict is the only way to stay safe. An egg never wins when it hurls itself against a rock” (p. 177). Ce sont des phrases prononcées par les parents mais sans réelle contestation par les trois personnages. De plus personne n’est réellement innocent, chacun contribue au système, en souffre mais en bénéficie; c’est pourquoi ce livre nous fait partager le sentiment de culpabilité collective des personnages.
2/ Ce n’est pas un livre d’immigrants aux Etats Unis…
Yiyun Li n’est pas vraiment intéressée par les livres de romancières d’origine chinoise sur les immigrants, traités de manière folklorique ou romantique, comme elle a pu nous l’expliquer. Mais sa description minutieuse de la vie de Moran et Ruyu aux Etats Unis, lui permet de fouiller la psychologie des personnages en utilisant un ton factuel et neutre comme Ha Jin dans « A free life ».
Les deux femmes ne sont pas positives par rapport à leur environnement mais ne souhaitent pas retourner en Chine; elles apprécient la pression sociale bien moindre. Ruyu s’est servie de ses deux mariages pour s’installer. Elle ne souffre pas de l’absence d’amour ou d’amitié, « she had never agreed to love and has not expected his love »(p.166).
Ruyu s’est enfin dégagée de ses tantes et de leur Dieu. De manière un peu surprenante, la religion n’est pas évoquée aux Etats Unis alors que chez Ha Jin elle est un puissant facteur d’insertion sociale. L’abandon de son Dieu en Chine a renforcé Ruyu, « Ruyu knew that she had to credit her grandaunts: by giving her a God, they had given her a position of superiority…by leaving them and their God behind, she had gone beyond destructibility » (p.163).
Pour l’une et pour l’autre, l’obtention d’un titre de séjour ou le suivi d’études universitaires sont des éléments essentiels de leur stratégie sentimentale. C’est une des raisons pour lesquelles Moran n’a pas été acceptée par les enfants de Joseph. Après des diplômes et une insertion professionnelle, ce sont elles qui ont décidé de vivre de façon isolée et un peu marginale.
3/ Un superbe roman sur les rapports difficiles des personnages avec leur passé.
Boyang est resté en Chine, un businessman dont le mariage a échoué, qui n’est guère attaché à sa maitresse et hésite à s’engager avec une jeune fille. Il est jaloux d’une sœur très brillante, la préférée de ses parents et n’a pas su choisir, adolescent, entre Moran et Ruyu. Il a en fait un très fort sentiment de culpabilité vis-à-vis de Shaoai.
Les deux femmes aux Etats Unis ne se sont pas construite une vie propre. Leurs mariages ont été des échecs, elles n’ont pas d’enfants mais ne semblent pas en souffrir. Elles mènent une vie médiocre sans grand intérêt et dont elles se satisfont. « Though her life lacked the poignancy of great happiness and acute pain, she (Moran) believed she had found in their places, the blessing of solitude » (p.62)
Elle nous dit qu’elle a épousé Joseph pour s’insérer dans la société mais dans le même temps, elle ne sait vivre avec son passé, « loneliness and solitude had been rehearsed…It had been her only defense against having her heart moved to a strange place, by Joseph, by their marriage, by time” (p.72). En fait, “her problem rather than living in the past was not allowing the past to live on. Any moment that slipped away from the present became a dead moment” (p.61)
Joseph de son côté, après la mort de sa première femme a tenté de se faire aimer de Moran mais sans réellement occuper une place dans sa vie. Moran vit dans son passé, dans ses histoires mais « perhaps if she kept these tales going, Joseph would one day forgive her stubbornness in choosing solitude, because he , kinder than solitude, was always here for her”(p.310).
Ruyu arrête moins l’auteur, deux traits sont pour elle essentiels: elle ne peut s’imaginer comme une femme mariée, mais en fait “being on her own- and not someone’s property- was the only thing she had wanted” (p.274). Après deux divorces, Ruyu n’a pas de vie propre et ne se sent pas concernée par la vie qu’elle mène.
4/ La romancière et ses personnages :
La construction du roman est habile, entre 1989 et la mort de Shaoai vingt et un an après, entre Beijing et les Etats Unis. Très peu d’action, tout est dans l’analyse magistrale des personnages qui sont suffisamment complexes pour qu’on lise à nouveau nombre de passages. Parfois, on est gêné par certains commentaires sentencieux souvent inspirés de la tradition et de la sagesse populaire mais les portraits par petites touches font oublier quelques dérapages.
Une interview de l’auteure justifie cette priorité accordée aux personnages : « writing fiction…you have to stare at your characters like you would a stranger on the train but for much longer that is comfortable to both of you. This way you get to know characters layer by layer” (4). Comme elle le dit, elle veut être loyale vis-à-vis de ses personnages, car ce qui l’intéresse au fond c’est « how solitude and isolation are dealt through different social norms » et comment la bonté ou la cruauté peuvent lier les personnages les uns aux autres…
Bertrand Mialaret
(1) Yiyun Li, « Kinder than solitude ». Fourth Estate, London, 310 pages, 2014.
(2) Yiyun Li, « Un beau jour de printemps » (The vagrants). Traduit de l’américain par Françoise Rose. Belfond 2011, 300 pages.
Yiyun Li, « Un millier d’années de bonnes prières ». Traduit de l’américain par Françoise Rose. Belfond 2011, 300 pages.
Yiyun Li, « Gold boy,Emerald girl ». Random House, 2010, 220 pages.
(3) chinadigitaltimes.net/2014/05interview-with-yiyun-li
(4) theatlantic.com/entertainment/archive/2014/02