Eileen Chang est sans doute l’un des écrivains chinois majeurs du 20ème siècle. Célèbre à 23 ans à Shanghai en 1943 pour deux nouvelles « Love in a fallen city »(1.2) et « La cangue d’or »(3). Une vie étonnante, un grand talent, un écrivain culte à Taiwan puis en Chine que le succès mondial du film de Ang Lee « Lust caution » a fait reconnaître.
Un succès qui a probablement permis d’autres publications et notamment deux romans publiés à Hong Kong en 2010, « The fall of the pagoda » et « The book of change » ainsi que , il y a deux mois, « Half a lifelong romance »(4) ,son roman le plus populaire, traduit par Karen S. Kingsbury et publié par Penguin.
1- Manzhen et Shijun, un amour contrarié :
Manzhen est une jeune fille énergique qui après ses études et la mort de son père doit travailler dans les services administratifs d’une usine à Shanghai. Elle y rencontre deux jeunes ingénieurs, Shijun, fils d’une riche famille et son ami Shuhui. Manzhen et Shijun vont tomber amoureux mais Shijun, introverti et trop respectueux des traditions, hésite à décider leur mariage du fait des réactions plutôt négatives de sa famille qui a d’autres projets pour lui.
Des querelles d’amoureux dont va profiter la famille de Manzhen. Sa sœur Manlu a sacrifié des études et des fiançailles pour faire vivre sa famille après la mort du père et vit entretenue, par un spéculateur, Hongstai, très sensible au charme de Manzhen. Avec la complicité de Manlu, il viole Manzhen qui restera un an enfermée chez sa sœur avec l’accord tacite de sa mère. Shijun, manipulé par la mère et la sœur, ne peut la retrouver, croit qu’elle s’est marié et rentre à Nankin dans sa famille qui parviendra à lui faire épouser celle qu’ils ont choisi.
Manzhen, enceinte, réussira à s’enfuir après l’accouchement, mais reviendra vivre avec Hongstai après la mort de Manlu pour s’occuper de son petit garçon. Des années plus tard, Shijun et Manzhen se retrouvent, leurs sentiments n’ont pas changé mais il est trop tard, « we can’t go back »(p. 372)…
2-Un roman, deux dénouements :
Ce roman dont le titre original était « Eighteen springs » fut publié sous un pseudonyme et par épisodes en 1950 dans une revue de Shanghai contrôlée par le Parti Communiste. En 1969, Eileen Chang vit aux Etats Unis et publie une nouvelle version du roman sous le titre « Half a lifelong romance ». Le roman de 1950 se termine de manière « révolutionnaire » : les personnages se retrouvent et utilisent leur énergie à reconstruire le pays.
Le livre, revu par Eileen Chang, est, comme l’explique la traductrice dans sa préface, beaucoup plus en ligne avec son approche pessimiste et bien éloigné des ambitions révolutionnaires. Au lieu de dix huit ans, le roman court de 1931 à 1945, ce qui permet d’éviter de mentionner les débuts de la guerre civile et le Parti Communiste.
Le roman est totalement centré sur l’approche psychologique des personnages et seule la prise de Shanghai par les Japonais en 1937 permet à l’auteur d’introduire l’environnement de l’époque. Sans complaisance pour les Japonais mais sans vanter l’action du Parti Communiste, qu’elle mettra en cause par la suite dans ses deux romans écrits en anglais à Hong Kong, « The rice sprout song » et surtout « Naked earth » (ce roman, introuvable, va être publié à nouveau par New York Review of Books en mars 2015).
3- Un mélodrame certes, mais quel talent !
Comme dans d’autres romans d’Eileen Chang, c’est l’impact de la tradition qui parfois peut broyer les individus et conduire à leur malheur. Ce sont le plus souvent les femmes qui en sont victimes et les hommes font rarement le bonheur des femmes.
Dans ce livre, les relations entre les deux sœurs, Manlu et Manzhen, sont un des centres d’intérêt. Manlu, pour subvenir aux besoins de sa famille et pour payer les études de sa sœur est devenue entraîneuse dans un night club ce qui a rompu ses fiançailles avec un jeune médecin, Yujin. Alors qu’elle est mariée avec Hongstai, sa mère pense que Yujin serait un bon parti pour Manzhen. Manlu se voit trahie dans ses souvenirs et son attitude vis à vis de sa sœur en est transformée : « I have been good to her…and this is how she repays my kindness. Never a thought for what I’ve done for her. For whom did I sell my youth if not for her? (p.145).
Manlu, stérile à la suite de deux avortements, se rend compte que Hongstai la trompe et qu’une solution pourrait être Manzhen : « all she needed was someone to bear the child for her. Why not her younger sister ? She was the one Hongstai wanted. And as her younger sister, she’s been easier to keep under her thumb” (p.121).
Manzhen ne sera pas protégée par sa mère bien au contraire. Mrs Gu, qui vit en partie grâce aux fonds de Manlu, ne voit qu’une solution pour l’avenir de sa fille violée, qu’elle soit la concubine de Honqstai et pour cela, comme Manlu, elles manipuleront et éconduiront Shijun. Comme la mère de Shijun, Mrs Gu fait avec bonne conscience le malheur de Manzhen avec un seul souci, le qu’en dira t-on…C’est un thème classique de la littérature chinoise, comme par exemple chez Ba Jin, mais les mères sont ici particulièrement diaboliques.
L’intrigue progresse souvent avec l’aide du hasard et de rencontres fortuites; le hasard fait bien les choses mais parfois ce n’est pas tout à fait crédible. C’est une des faiblesses de ce texte tout comme certains personnages secondaires plutôt inutiles (comme Yipeng). De même les premiers chapitres, comme souvent, manquent un peu d’énergie. Bref, on peut préférer de longues nouvelles très concises (comme celles de 1943) ou les écrits autobiographiques très noirs comme « The fall of the pagoda », tout en saluant le talent d’Eileen Chang dans son premier « long » roman. Ce livre se lit avec plaisir et le succès qu’il a rencontré n’est pas usurpé.
4- Un livre très populaire :
Le succès du livre a été renforcé par les adaptations au cinéma et à la télévision. Ann Hui, une cinéaste de très grand talent, a adapté en 1997 « Eighteen Springs » à Hong Kong (après avoir tiré un bon film de la célèbre nouvelle « Love in a fallen city » en 1984). Malgré le titre du film, il s’agit de la version de 1969 du livre « Half a lifelong romance », avec des acteurs célèbres, Leon Lai dans le rôle de Shijun, Anita Mui dans celui de Manlu et Jacky Wu comme Manzhen. En 2003, une série télévisée de 35 épisodes « Affair of half a lifetime » remporte également un grand succès avec l’actrice et chanteuse taiwanaise Ruby Lin.
On peut se féliciter que ce bon roman soit publié dans une collection aussi prestigieuse que Penguin modern classics mais également regretter qu’on ne traduise plus en français de nouveaux livres d’un auteur aussi remarquable que Eileen Chang et pourtant la première traduction, celle de « Le chant de riz qui lève » date de 1958 chez Calman-Lévy… !
B. Mialaret
(1) Eileen Chang, « Love in a fallen city”, traduit par Karen S. Kingsbury. New York Review Books (2007) (Contient également “The golden cangue”).
(2) Eileen Chang, “Un amour dévastateur”, traduit par Emmanuelle Péchenart. Editions de l’aube, 2005, 120 pages.
(3) Eileen Chang, « La cangue d’or », traduit par Emmanuelle Péchenart. Bleu de Chine, 105 pages, 1999.
(4) Eileen Chang, « Half a lifelong romance », traduit par Karen S. Kingsbury. Penguin modern classics, 380 pages, 2014.
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