Shirley Geok-Lin Lim est écrivain, poète et universitaire, très connue aux Etats Unis, ignorée en France où pas une ligne n’est traduite. C’est pourtant une personnalité de premier plan et un écrivain de talent que l’on peut découvrir en lisant ses mémoires, probablement son meilleur roman « Among the white moon faces »(1)./
1/ Malacca, la belle endormie :
Née à Malacca en 1944,une ville magnifique située à 150 kilomètres au sud de Kuala Lumpur, où se sont mêlées les influences successives: malaises puis chinoises dès le 15eme siècle, portugaise puis hollandaise, enfin britannique au début du 19 ème siècle.
Son grand père, hokkien, vient de la province chinoise du Fujian ; on ne peut pas entrer dans le détail de l’histoire passionnante des Chinois en Malaisie, mais il convient de préciser que son père est le seul de ses six frères à avoir épousé une femme peranakan, une « métisse » de malais et de chinois.
Shirley (un prénom donné par son père admirateur de l’actrice Shirley Temple),Geok (jade en dialecte hokkien) Lin de la famille Lim ; son nom résume la complexité des influences et des origines. Elle parle peu hokkien et n’écrit pas le mandarin, elle échange en malais avec sa mère et son père ne s’adresse qu’en anglais à ses enfants, irrité d’avoir été méprisé par sa famille pour une femme peranakan qui n’a plus de culture chinoise.
Elle est baptisée, suit l’école des sœurs, une école coloniale britannique. L’anglais construit sa personnalité et lui fournit la possibilité d’échapper à une société conservatrice et répressive vis à vis des femmes.
Cette éducation coloniale est bien acceptée par les Chinois qui, historiquement sont façonnés par le système impérial des examens ; c’est aussi un moyen de se distinguer des Malais et d’accroître leur influence politique et économique dans le pays. Mais comme dit Lim, «cette éducation coloniale ne produit pas des leaders mais des intermédiaires, elle enseigne l’approbation et non la dissidence et elle échoue à préparer des populations diverses à une forme démocratique de gouvernement».
Le commerce de chaussures de son père périclite, sa mère abandonne ses cinq enfants et son père se met à vivre avec Peng, la fille de leur servante avec qui Shirley n’aura que peu de rapports. La pauvreté et la faim vont durer plusieurs années. Son père va alors jouer un rôle d’écrivain public préparant les dossiers des Chinois qui demandent leur nationalité malaisienne.
2/ La Malaisie, une société multiraciale?
En 1957, la Fédération de Malaisie devient indépendante. Les tensions entre communautés surviennent rapidement; seuls les Malais s’étaient vu attribuer la citoyenneté du pays par les autorités britanniques méfiantes vis à vis des Chinois qu’elles considéraient souvent comme des immigrants temporaires.
Les préjugés raciaux sont forts: les Malais vis à vis des Chinois et réciproquement, Malais et Chinois contre les Eurasiens et les Tamils. Les mariages mixtes sont peu fréquents avec les Malais car la conversion à l’Islam est obligatoire. La Malaisie et Singapour (en majorité chinoise) se séparent alors en 1965.
A l’université , à Kuala Lumpur, elle veut croire à une Malaisie indépendante, intégrée et multi raciale. La prééminence de la langue nationale, le malais, s’établit peu à peu et ses amis comprennent mal son amour pour la langue et la littérature anglaise.
Le débat sur les «droits spéciaux» des Malais se durcit pour aboutir aux émeutes anti-chinoises du 13 mai 1969 avec plusieurs centaines de morts. La position est claire: le leadership politique aux Malais, des mesures de discrimination positive sur le plan économique en faveur des Malais en vue de corriger la suprématie économique écrasante des Chinois et des étrangers.
C’est pour elle la fin d’un rêve et son départ pour les Etats Unis lui montrera une autre approche de la politique et de l’identité civique: ce qui n’était pas possible dans une société stratifiée comme la Malaisie, permet aux Etats Unis de construire des identités civiques et sociales.
3/ Aux Etats Unis, une intégration professionnelle et sociale difficile:
Un doctorat à l’université Brandeis puis une activité d’enseignement en littérature dans des collèges de la banlieue de New York. Son père meurt, elle finance les études de ses frères et des enfants de Peng. Elle rencontre Charles, un juif américain de New York qu’elle épouse. Son insertion professionnelle n’est pas aisée avec des élèves peu motivés et des collègues peu habitués à côtoyer une femme et une asiatique.
Elle développe des positions féministes en réaction à l’attitude de ses collègues masculins alors que jusqu’alors, elle avait largement privilégié la compagnie des hommes.
Elle publie en 1980 un premier recueil de poèmes qui obtient le prix du Commonwealth attribué pour la première fois à une femme et à une asiatique. Venant d’accoucher de son fils, elle ne peut se rendre à Londres pour recevoir le prix. Elle devient aussi citoyen américain.
D’autres recueils suivront ainsi que des nouvelles. Elle fait connaître les œuvres des écrivains sino-américains par des travaux universitaires et des anthologies (2). Elle enseigne quelques semestres à Singapour où elle reprend contact avec sa mère qui meurt en 1984.
Elle est nommée en 1990 à l’université de Santa Barbara et vivra dorénavant en Californie. «Among the white moon faces» reçoit en 1996 le «American Book Award», un prix tout à fait justifié pour un livre précis, honnête, qui montre une profonde réflexion sur les phénomènes des sociétés multiculturelles et sur l’insertion sociale en tant qu’enseignante et en tant que femme. Ce livre n’est jamais pesant , il est drôle, plein d’humour et permet de découvrir les charmes, les beautés et les difficultés de la Malaisie.
4/ Des missions à Singapour et à Hong Kong.
Elle sera professeur pendant près d’un an à Singapour, ce qui ne sera pas oublié dans son roman « Joss and Gold » (3), un livre intéressant, une vision décapante de la femme américaine du héros Chester et de la vie des femmes à Singapour.
Li An, une Chinoise de Malaisie, mal mariée, partage le lit de Chester, un jeune Américain des Peace Corps, une nuit pendant les émeutes de 1969. La naissance d’une petite fille provoque le divorce. Chester, marié aux Etats Unis à une femme qui refuse d’avoir des enfants et lui impose sa carrière et une vasectomie, va apprendre dix ans plus tard qu’il est père. Il contacte à Singapour Li An, devenue une femme d’affaires indépendante, qui élève sa fille avec quelques difficultés du fait des préjugés contre les mères célibataires et les sang mêlés.
La pression sociale de Singapour, la nécessité de ne jamais perdre la face et de montrer en permanence sa surface sociale, sont bien décrites même si le roman manque parfois de ressort dramatique.
Je suis moins convaincu par les recueils de nouvelles comme « Two Dreams », qui reprennent souvent des épisodes inspirés de sa vie en Malaisie mais qui recherchent des chutes spectaculaires, des dénouements imprévus et parfois artificiels pour certains de ces textes .
Il faut enfin souligner l’importance de son rôle de professeur, passionnée par son travail et ses élèves, convaincue du rôle qu’elle peut jouer à Singapour et surtout à Hong Kong comme le montre un excellent interview de septembre 2000.
Bertrand Mialaret
(1) «Among the white moon faces», The Feminist Press, New York 1996, 230 pages.
(2) “Asian American literature, an anthology”, NTC PublishingGroup 2000, 560 pages.
(3) “Joss and Gold”, The Feminist Press. New York 2001, 270 pages.
(4) “Two Dreams”, The Feminist Press. New York 1997, 220 pages.