L’histoire du capitalisme en Chine des origines à la période actuelle est marquée par les soubresauts de l’histoire mais aussi par de surprenants éléments de continuité. C’est ce que nous montre un livre de très grande qualité publié par Marie-Claire Bergère, professeur à l »INALCO [1]et à l »Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. [2]
Ne soyez pas inquiets de 370 pages de texte et de 100 pages de notes et d’annexes ; notre auteur (et son éditeur) respectent leurs lecteurs tant par la présentation, la typographie, la qualité du papier et de la couverture (cela devient rare…), que par des introductions à chaque chapitre qui regroupent les principaux thèmes . Bref, c’est un livre qui se lit facilement et avec passion ; non seulement une analyse historique et sociologique mais aussi une synthèse économique remarquable sur la Chine actuelle.
Des origines à l’âge d’or
Il n’y a pas eu en Chine de Révolution industrielle au sens européen du terme, mais les manufactures impériales, les ateliers ruraux, les grands courants d’échanges sont des bases de développement qui fourniront aux lettrés la possibilité d’organiser des partenariats. L’Etat n’intervient que très marginalement et ne sait pas fournir un cadre juridique permettant un épanouissement économique. Les entreprises sont organisées sur une base familiale et de somptueuses demeures servant de décor à des films connus nous montrent la puissance des familles de marchands tant dans l’Anhui (Huizhou) que dans le Shanxi (Pingyao).
Les puissances européennes obligent à l’ouverture du pays . La réaction vient non de l’Etat central mais de gouverneurs de province qui développent des industries militaires et des entreprises mixtes » supervisées par des mandarins et gérées par des marchands » . L’Etat est affaibli par les Occidentaux et les révoltes populaires et c’est cette faiblesse qui fait avorter la première grande tentative de modernisation.
Après l’avènement de la République en Chine, la première guerre mondiale est un puissant stimulant pour la croissance et permet l’émergence de grandes entreprises et un âge d’or jusqu’au coup d’état de Chiang Kai-shek en 1927.
Capitalisme d’Etat
Cette période est fort bien rendue à Shanghai par » Minuit » , le grand roman de Mao Dun publié en 1933 ; mais ce que l’écrivain ne montre pas, c’est le développement par le régime de Nankin (1927-1937) d’un secteur public qui encadre strictement le privé, puis développe les industries lourdes en zone libre et asservit les banques. L’occupation japonaise marque un profond recul : des destructions , une économie de guerre..
Bientôt, après la capitulation japonaise, c’est la guerre civile et l’hyper inflation qui désorganisent toute la vie économique. La corruption de l’entourage de Chiang Kai-shek, le pillage des banques , l’échec de la privatisation des entreprises récupérées sur les Japonais ou les collaborateurs, tout cela conduit à une rupture entre les capitalistes et le régime nationaliste.
La rupture révolutionnaire (1949-1979)
Une autre rupture qui s’étale sur six ans jusqu’à la nationalisation de 1956. Le parti communiste veut d’abord rassurer et pratique une politique de » front uni » qui cherche le ralliement des » capitalistes nationaux » . L’entrée dans la guerre de Corée , puis la relance révolutionnaire (mouvement des » Cinq Anti » en 1952) marquent la fin de l’influence politique de la bourgeoisie d’affaires, même si de nombreux » capitalistes rouges » touchent leur salaire antérieur et des indemnités sur leurs actifs (300 000 personnes en 1966 dont 90 000 à Shanghai). Les petits entrepreneurs sont par contre souvent devenus des parias et la Révolution Culturelle (1966-1976) balaie tout.
Réforme et ouverture
La première décennie de réformes voit la construction d’une économie mixte, la décollectivisation rurale, la création des zones économiques spéciales pour les capitaux étrangers et les Chinois d’outre mer. Le voyage de 1992 de Deng dans le Sud est suivi par l’adoption du concept » d’économie socialiste de marché » ; cette libéralisation part du Sud et de l’industrie légère et ne concerne que bien plus tard l’industrie lourde du Nord Est et des grandes villes.
L’auteur explique comment la Chine est devenue » l’atelier du monde » et permet d’en mesurer la puissance mais aussi les insuffisances en dressant un panorama fouillé de l’économie chinoise actuelle et en détaillant aussi le coût social de cette croissance forcée. La continuité est analysée :
» on trouve dans les entreprises chinoises d’aujourd’hui un recours aux solidarités familiales , une organisation en réseau, une proximité avec le pouvoir et bien d’autres traits caractéristiques des entreprises de l’empire finissant ou de l’âge d’or républicain » (p.254).
L’auteur insiste sur les formes légales des privatisations, les différents statuts juridiques des entreprises , l’importance souvent sous estimée du capitalisme » rural » après le démantèlement des communes populaires. Les difficultés de financement du secteur privé par les banques qui accordent la priorité aux entreprises d’Etat, sont à juste titre soulignées. Les évolutions sont très rapides et les quelques développements du livre concernant les Bourses, les privatisations boursières et la politique dans ce domaine sont déjà datés…
Les nouveaux entrepreneurs
C’est l’un des thèmes les plus neufs. L’auteur essaie de dégager les grands traits de ces nouveaux entrepreneurs qui sont le plus souvent des gestionnaires qui fondent leur légitimité non sur la propriété mais sur la compétence. Leur apparition correspond » à la volonté d’un Parti-Etat qui dans un souci de rattrapage économique et de renforcement national, favorise la création d’une classe capitaliste par transformation des anciennes élites bureaucratiques » (p.229).
On peut trouver que le rôle des créateurs d’entreprise rentrés de leurs études à l’étranger est sous estimé ainsi que la place dans l’économie des entreprises de service et surtout du développement exponentiel d’internet et des entreprises induites. Mais on suivra tout à fait l’auteur quand elle écrit (p.312) » le retour des entrepreneurs n’est pas celui des capitalistes et n’annonce pas celui des bourgeois » , bref il s’agit d’un » capitalisme sans capitalistes » dominé par l’Etat et ses élites.
Le Parti ouvre ses rangs aux capitalistes privés, il en est de même des Assemblées et de la fonction publique. Signalons enfin des développements intéressants sur le capitalisme des » Wenzhou » et de leurs organisations professionnelles fermées mais très dynamiques qui se sont exportés dans la confection et le cuir jusque dans le Paris des » Arts et Métiers » et de » Belleville » .
Enfin l’auteur apporte sa contribution au débat sur l’évolution économique de la Chine ; une porte va t-elle s’ouvrir vers une évolution démocratique ? Une vision réaliste :
» ni la démocratie, ni la révolution ne sont en vue. Depuis un quart de siècle, le régime communiste chinois n’a cessé de montrer sa capacité à durer en s’adaptant. On a tort de dénoncer son immobilisme. Il a beaucoup changé et continue de changer mais dans les limites qu’il définit lui-même, au delà desquelles son monopole sur le pouvoir serait menacé… Son objectif est la poursuite de la croissance économique sur laquelle se fonde désormais sa légitimité » .
Bertrand Mialaret (publié sur Rue89 03/19/2008)