On va commémorer le 1er juillet prochain le centième anniversaire de la bataille de la Somme. Espérons que le Brexit ne viendra pas assombrir ces célébrations. Cette bataille coûta la vie en quelques mois à un million de personnes dont 420 000 Britanniques et citoyens du Commonwealth, 30 000 morts le premier jour de la bataille… L’ampleur de cette saignée imposa de recourir à de la main d’œuvre étrangère et notamment chinoise…
- – Un accord avec la Chine pour compenser ces pertes :
A l’époque, la Chine qui venait de se débarrasser de la dynastie des Qing, avait déclaré sa neutralité. En 1915, le Japon présenta au Président Yuan Shikai ses fameuses 21 Demandes qui furent acceptées et aggravèrent le contrôle politique et économique du Japon notamment sur la province du Shandong, alors colonie allemande.
Envoyer des travailleurs aux Alliés permettait à la Chine d’aider à l’effort de guerre sans entrer dans le conflit. Le 14 mai 1916, un accord est signé avec les autorités françaises; 37000 Chinois seront répartis en France dans les usines d’armement, les fermes, les mines…Quelques mois plus tard, un accord avec les Britanniques concerne 100 000 personnes qui font partie des Chinese Labour Corps, des corps de travailleurs sous régime militaire, en support du front mais non combattants.
Contrat de trois ans côté britannique, cinq ans dans l’accord avec la France. Pour les Labour Corps, travail sept jours sur sept, dix heures par jour, trois jours de congé annuels; 1Franc/ 1,5 Franc par jour (soit le prix de trois kilos de pain); un peu mieux pour les ouvriers qualifiés côté Français.
La très grande majorité de ces travailleurs sont de robustes paysans illettrés de la province du Shandong qui pourront s’adapter au climat et aux conditions de travail extrêmement pénibles.
Les Labour Corps passaient par Noyelles, un camp de transit et étaient répartis dans d’autres centres dans la Somme. Discipline militaire très rigoureuse, les Chinois sont maintenus à l’écart des autres Asiatiques (Indous et Indochinois, militaires ou non). Pas de contacts avec la population locale qui d’ailleurs les considère comme des prisonniers.
- – De nombreux morts :
D’abord un long voyage dangereux : 550 morts dans le naufrage de l’Athos, torpillé par un sous-marin allemand (ce qui poussa la Chine à déclarer la guerre à l’Allemagne le 14 août 1917). Puis la proximité du front, les bombardements, les travaux dangereux et les accidents avec les munitions et le déminage; ces décès seront aggravés par les conditions sanitaires et la tuberculose puis après la guerre par l’épidémie de grippe espagnole.
Les chiffres de décès (2 000) fournis par les Britanniques posent problème et ne sont pas validés par les statistiques des effectifs rapatriés en Chine après la guerre. Plus d’un millier de « coolies » chinois sont enterrés dans les dix sept cimetières du nord de la France entretenus par la Grande Bretagne (il n’y a pas de cimetière géré par la France). En fait beaucoup étaient dans la zone des combats et de nombreux morts ont dû être enterrés sur place dans les fosses communes.
Après la guerre, les Britanniques rapatrient rapidement leurs travailleurs dès que les contrats sont terminés et que des bateaux sont disponibles. Les Français sont moins pressés vu l’énorme tâche de nettoyage des champs de bataille et de la reconstruction. Mais les relations avec la population française sont mauvaises et de très nombreux incidents continuent à alourdir l’ambiance. Seuls 2 à 3 000 Chinois, à partir de 1922, s’installeront dans la région parisienne et autour de la gare de Lyon à Paris où ils retrouveront des compatriotes de Wenzhou et de Qingtian, qui y habitent dès avant la guerre.
- – Le cimetière de Noyelles :
Au milieu des champs, à quelques kilomètres de la Baie de Somme, le cimetière de Noyelles compte 838 tombes. Un cadre très émouvant, des cèdres, des pins, une porte d’entrée en forme de « pailou », des stèles blanches bien alignées, fleuries par un petit rosier avec le numéro de matricule, parfois le nom. Une phrase honore le mort : « Faithful unto death », « Though dead he still lives », « A noble duty bravely done »…
Le cimetière est remarquablement entretenu par le Commonwealth War Graves Commission, crée en 1917 pour l’entretien des 1,7 millions de sépultures des forces alliées du Commonwealth des deux guerres mondiales. La CWGC est présente dans 140 pays et en France entretient plusieurs centaines de sites. Chacun est enterré de la même façon, quel que soit son origine, son grade, sa confession…
Consulter le livre des visiteurs peut étonner: très peu de Chinois mais des pèlerinages de toute l’Europe…Les associations chinoises en France ne sont présentes que le cinq avril lors de Qingming, la fête des morts, où il est de tradition en Chine de se rendre sur les tombes des proches pour les entretenir et se recueillir.
Bien peu de références à ces travailleurs entre 1925 et 1988. mais des plaques commémoratives sont apposées en 1988 près de la gare de Lyon et en 1998 dans le jardin Baudricourt du Chinatown de Paris .
- – Noyelles, un renouveau ?
En 2002, on espère que tout va changer: Wu Jianmin, alors ambassadeur de Chine en France (qui vient de décéder il y a deux semaines et à qui des hommages unanimes sont rendus) joue son rôle mais aussi l’enthousiasme de Jacques Chirac. Le 30 mars 2002, 800 visiteurs à Noyelles et Jacques Toubon lit un message du chef de l’Etat.
Des projets de centre culturel sont échafaudés sur les terrains voisins alors disponibles. Il semble que les autorités locales aient montré peu d’enthousiasme; les mauvais rapports avec les travailleurs chinois ne sont pas totalement oubliés…Quant au gouvernement français, plus grand chose après les effets d’annonce !
Rien n’est prévu actuellement à Noyelles dans les mois qui viennent bien que Paris bénéficie de 600 000 touristes chinois. Noyelles n’est qu’à deux heures et demi de car de Paris. Rêvons un peu: si les Picards étaient aussi entreprenants que les Chinois, il y aurait des accords avec des agences chinoises et des milliers de visiteurs s’arrêteraient à Amiens pour l’une des plus belles cathédrales de France, visiteraient Noyelles, le plus grand cimetière chinois d’Europe et enfin la Baie de Somme, le tout dans la journée !
Plus étonnant est le manque d’intérêt de la communauté universitaire. Il a fallu attendre 2010 pour que soit organisé à Boulogne sur mer et à Ypres en Belgique, un colloque international important sur « Chinese workers in the first world war ». Un ouvrage(1), coordonné par Li Ma, maître de conférence à l’Université du Littoral, Côte d’Opale, paraît en 2012.
Cela ne porta pas chance à Li Ma qui, en mai 2015, de retour de Pékin, fut agressée dans le RER B, ses papiers et son ordinateur arrachés. La manière dont elle a été traitée par la police française n’a pas amélioré l’image de la France en Chine ni contribué au développement du tourisme compte tenu par ailleurs du nombre de touristes chinois dévalisés à Paris.
En Grande Bretagne, des associations luttent contre l’oubli; « ensuring we remember » lance une campagne en 2014 pour construire un mémorial, un huabiao, qui devrait être prêt pour le 14 août 2017, le centième anniversaire de la déclaration de guerre de la Chine à l’Allemagne.
L’Histoire est remplie de tristes fantaisies: le Brexit intervient quelques jours avant le centième anniversaire de la bataille de la Somme. Quant à la Chine qui envoya 140 000 travailleurs en Europe, elle fut « oubliée » lors du traité de Versailles en 1919 ! Les puissances occidentales confirmèrent la présence japonaise dans la province du Shandong, ce qui déclencha le mouvement du 4 Mai 1919, les manifestations à Pékin, le boycott des produits japonais, la grève générale à Shanghai…
Bertrand Mialaret
(1) « Les travailleurs chinois en France dans la première guerre mondiale », coordonné par Li Ma, publié en mai 2012 par CNRS Editions (560 pages, rassemblant 24 contributions dans neuf pays, l’ouvrage fut financé par le ministère français de la Défense).