L’Asie est une terre à part entière pour les romans policiers. Chacun connaît l’inspecteur Chen et le Shanghai de Qiu Xiaolong, un grand romancier. On a évoqué récemment de bons romans policiers en Malaisie avec Barbara Ismael et Shamini Flint. Un bonheur complet avec maintenant deux romans de Ovidia Yu où l’on rencontre la cuisinière Aunty Lee à Singapour et surtout la cuisine Peranakan, l’une des meilleures du monde.
Les Chinois des Détroits :
Cette civilisation est le résultat d’un métissage réussi entre immigrants chinois et traditions malaises tant en Malaisie qu’à Singapour. Cette culture Peranakan a été magnifiquement illustrée en 2010 par une exposition du musée du Quai Branly. A Singapour, il ne faut pas oublier de visiter le superbe musée Peranakan.
Les deux romans de Ovidia Yu, « Aunty Lee’s delights » et « Aunty Lee’s deadly specials », nous plongent dans un Singapour que connaissent mal les expatriés ou les visiteurs pressés qui ne pensent qu’au shopping. Son héroine, Aunty Lee, « was a plump Peranakan supercook who divided her energies between fixing meals for people and helping them fix their lives (wether they like it or not).As far as Aunty Lee was concerned, the two were different sides of the same coin. How could you feed someone well unless you understand them.”
Elle est veuve avec des moyens financiers confortables, elle aurait pu se contenter d’être une « taitai », jouant au mahjong. Mais elle ne manque pas d’énergie et de talent pour faire prospérer ses affaires. La nourriture est pour elle l’essentiel. Comme dit Olivia Yu, « Food is the thing that unites Singapore » . Et Aunty Lee décrypte les caractères dans leur approche de la nourriture, dans leur attitude par rapport à un buffet… La cuisine Peranakan est son domaine d’excellence et une annexe du roman liste les « food courts » et « hawker centers » qui font le charme de Singapour et de la Malaisie ainsi que les restaurants spécialisés dans cette cuisine Peranakan.
Un des plats célèbres est le poulet » buah keluak », une noix indonésienne qui, mal préparée, peut être toxique. Deux personnes sont empoisonnées avec un buffet préparé par Aunty Lee, pour une famille bien étrange où l’on essaie de sauver un héritier avec des trafics d’organes.
Ovidia Yu, une féministe du théâtre au polar :
Elle est née en 1961, elle n’est pas Peranakan et en plus …végétarienne. Son père est Hokkien, né en Chine, un chef de division du Ministère de la Santé; sa mère, née à Singapour d’une famille de Shanghai, fut pendant quarante ans professeur de maths.
Elle commence des études de médecine, qu’elle abandonne rapidement au désespoir de ses parents, pour suivre un cursus de littérature anglaise. Depuis 1987, elle a écrit une trentaine de pièces de théâtre dont certaines ont connu un grand succès et même des récompenses à l’étranger. Certaines de ses pièces traitent de thèmes vigoureusement féministes et elle même , mariée depuis 26 ans à un fonctionnaire Richard Chan, s’affiche ouvertement gay. Elle a deux chiens, fait du yoga et … apprend le français !
Ses deux romans incluent plusieurs couples homos, deux lesbiennes dans « Delight » et un couple gay dans « Deadly specials » qui préparent leur union, leur « commitment ». C’est un peu artificiel car ce n’est pas vraiment lié à l’intrigue mais cela permet à l’auteur une critique de la politique de Singapour sur le sujet. Ce que l’on sait peu, c’est que la Cour Suprême de Singapour a reconnu en octobre 2014 la constitutionnalité de la section 377a du code pénal punissant de deux ans de prison une activité homosexuelle. Certes en pratique peu de discriminations, la Gay Pride locale a réuni 26 000 participants et sites internet, bars et clubs spécialisés ne sont pas fermés comme en Malaisie; cependant neuf personnes ont été condamnées entre 2007 et 2013 sous la section 377a.
Ovidia Yu a démissionné en juillet dernier du comité du Festival littéraire de Singapour pour protester contre la décision de la NLB (National Library Board) de retirer trois livres pour enfants considérés par quelques parents comme ayant un caractère homosexuel.
Le père de la nation, Lee Kuan Yew, qui vient de décéder, avait sur le sujet une position très conservatrice, cela n’empêche pas Ovidia Yu, comme des centaines de milliers de Singapouriens de lui rendre hommage, ce que l’on a bien peu fait en France « If not for you, we would not be a nation but the state next to Johor. Thank you father ».
Des romans que l’on déguste:
J’ai surtout apprécié « Aunty Lee’s deadly specials » qui touche de nombreux thèmes notamment les dons d’organes et les liens avec les mafias qui, en Chine, organisent ce trafic. Les rapports entre la police et les citoyens à Singapour sont abordés sans trop de complaisance. Le livre est plein de notations intéressantes sur les comportements sociaux des différentes communautés. De même l’attitude vis à vis des travailleurs immigrés et notamment de Nina, l’assistante philippine de Aunty Lee, est analysée. Cherril, une hôtesse de l’air reconvertie qui prête son concours à Aunty Lee, est également un personnage attachant.
Mais il ne s’agit pas de romans politiques comme peuvent l’être ceux de Qiu Xiaolong; aucune critique vis à vis des institutions ou du gouvernement. Elle ne veut pas non plus, et c’est heureux, écrire un « thriller », même si Aunty Lee est parfois en danger. C’est un mélange assez particulier, attachant mais trop long avec de nombreuses répétitions. Les traits psychologiques de certains personnages, par exemple le mari décédé de Aunty Lee qui est sa référence constante, sont rappelés bien fréquemment.
Mais ce roman a bien du charme et l’intrigue criminelle capte notre attention. Bref c’est un livre que l’on lit avec beaucoup de plaisir et que l’on déguste surtout quand on connaît Singapour et la cuisine Peranakan. On salive en lisant, on se rappelle de merveilleux souvenirs et l’on attend avec gourmandise le troisième polar qu’elle vient de terminer : « Chilled Vengeance ».
Bertrand Mialaret
Ovidia Yu, « Aunty Lee’s delights », William Morrow, 2013, 270 pages.
Ovidia Yu, “Aunty Lee’s deadly specials”, William Morrow, 2014, 360 pages.
Merci! J’ en suis très heureux!!