Singapour est peut-être l’un des endroits où l’on mange le mieux et où la nourriture et la gastronomie sont le sujet essentiel des préoccupations et des conversations des habitants. La romancière Ovidia Yu nous avait séduit par des polars où la cuisine jouait un rôle de premier plan et où Aunty Lee, la cuisinière d’un petit restaurant, dénouait des enquêtes criminelles.
Après quatre romans autour de Aunty Lee, Ovidia Yu nous plonge dans l’atmosphère coloniale du Singapour des années 1930 avec deux livres très réussis, « The Frangipani tree mystery » (1) en 2017 et tout récemment « The Betel nut tree mystery » (2) qui mettent en avant les talents de détective d’une très jeune Chinoise des Détroits, Chen Su Lin et de son « sifu » (mentor) britannique Chief Inspector Le Froy.
La civilisation des Détroits est le résultat d’un métissage entre immigrants chinois et traditions malaises tant en Malaisie qu’à Singapour. Cette culture « Peranakan » est illustrée par un magnifique musée à Singapour et de très belles résidences en Malaisie, à Malacca et à Pénang.
Mais Ovidia n’est pas Peranakan, son père est Hokkien, né en Chine et fut Chef de division au Ministère de la Santé, sa mère, d’une famille de Shanghai, était professeur de maths. Née en 1961, Ovidia abandonne des études de médecine au grand désespoir de ses parents pour suivre un cursus de littérature anglaise. Elle écrit une trentaine de pièces de théâtre dont certaines ont connu un grand succès, parfois sur des thèmes vigoureusement féministes ; elle s’affirme ouvertement gay, ce qui n’est guère apprécié par les autorités à Singapour.
Mais elle ne se veut ni gay ni féministe mais simplement écrivain même si le terme de « cosy crime » pour ses livres ne semble pas lui déplaire ; ses romans ne sont pas des thrillers pleins de sexe et de violence mais des enquêtes policières où les personnages et l’environnement ne sont jamais sacrifiés aux rebondissements de l’intrigue.
1- Fiction et réalité historique :
Plusieurs personnages sont inspirés de l’histoire de Singapour. Chief Inspector Le Froy se réfère à l’Inspecteur Général René Onraet, à qui l’un des livres est dédié ; il fut de 1935 à 1939, Chef de la police et comme Le Froy, parlait Malais et Hokkien et était accepté par les grandes familles chinoises et parfois même par les triades.
On emprunte à l’histoire ; Sir Henry Palin n’est pas un personnage historique mais on en fait le gouverneur par interim pendant la longue absence de Sir Shenton Thomas qui fut le dernier gouverneur de 1934 à 1942.
Des évènements un peu oubliés sont utilisés dans le roman. Le Froy (comme Onraet), constate que beaucoup d’hommes d’affaires japonais se livrent à des activités d’espionnage ; de même pour les prostituées japonaises qui représentent une part significative des 3000 filles enregistrées ; une rue de maisons closes est même dénommée Japan Street…
Le gouvernement colonial ferme les yeux, considère que le Japon est une monarchie respectueuse de l’équilibre des classes sociales, ce qui n’est pas le cas des troupes communistes chinoises qui luttent contre les envahisseurs japonais. Les Chinois de Singapour ont l’interdiction formelle de transférer des fonds en Chine pour soutenir la résistance communiste. Cet espionnage japonais toléré par les Britanniques explique en partie la facilité avec laquelle 30 000 Japonais obligèrent 100 000 militaires alliés à capituler à Singapour en février 1942.
De même, le rôle de l’opium n’est que rarement mentionné : le gouvernement colonial avait le monopole de l’importation et de la commercialisation de ce produit dont les revenus finançaient un tiers du budget de Singapour. Il fallut des années après l’indépendance pour arrêter ce trafic actuellement passible de la peine de mort.
Enfin les deux livres se réfèrent à l’impact des évènements internationaux notamment le rôle de Hitler, considéré d’un bon œil par certains cercles coloniaux et même peut-être par Edouard VIII, roi 326 jours et qui abdiqua pour épouser l’Américaine Wallis Simpson deux fois divorcée.
2- Su Lin mène la danse :
L’appréciation sur les Chinois des Détroits est équilibrée. Le livre ne nie pas la force des traditions familiales qui pourraient paralyser Su Lin malgré l’éducation que sa grand-mère à accepté de lui donner dans un collège britannique. Certes elle boite à la suite d’une polio pendant son enfance et c’est sans doute un signe de mauvais sort.
Les superstitions régissent la vie de la famille mais l’autorité masculine de son oncle qui veut la marier doit s’effacer devant celle de sa grand-mère qui, en fait, dirige le clan et couvre les activités illégales d’importation et de prêts tout comme les relations avec les triades.
Su Lin parle parfaitement anglais, tape à la machine, sait gérer une comptabilité. Ses professeurs anglais lui voient une carrière d’enseignante mais elle veut devenir journaliste, journaliste d’investigation, ce qui va la pousser à travailler avec Le Froy qui a obtenu l’accord de sa grand-mère et qui va devenir son mentor, son « sifu ». Il garde un œil sur elle tout comme sa famille qui va la sortir de situations dangereuses ; en effet, elle parvient à se faire accepter au service des groupes de suspects (britanniques ou américains) pour tenter de confondre les coupables.
Les officiels de la colonisation ne sont pas très brillants, ils veulent à tout prix éviter le scandale et cherchent à faire passer des meurtres pour des accidents. Vis-à-vis des locaux, les Britanniques ne doivent pas être suspectés même si cela n’empêche pas le gouverneur par intérim Palin de poursuivre Su Lin de ses assiduités.
Les jeunes Anglais sont le plus souvent des fêtards sans beaucoup de caractère. Le seul que Su Lin apprécie est le fils de Sir Palin, très proche de sa sœur anormale DeeDee et que l’on a fait chanter car il est gay. Les femmes comme Lady Mary Palin ou l’Américaine Nicole, sont dépeintes avec férocité. Seuls personnages britanniques positifs, la mère écossaise de Parshanti, l’amie métisse de Su Lin et la femme du gouverneur Mc Pherson qui fait respecter la population locale par ses enfants.
Le thème principal des deux romans est la manière dont les Britanniques traitent Chinois, Malais, Indiens. L’arrogance et le mépris sont constants. Seul Le Froy qui a su se faire accepter fait véritablement exception.
Le livre ne cache pas les tensions qui peuvent exister entre communautés, même si l’on évite de critiquer Malais et Indiens. Mais les remarques sur les Eurasiens donnent une idée du climat (The Frangipani p.29) : « There were around seven thousands « official » Eurasians in Singapore…the Eurasian association acknowledged only those whose fathers were of European origin and had European surnames “
3- Deux romans très réussis:
Une jeune Chinoise qui enquête sur un milieu blanc et colonial, supervisée par un inspecteur de police pas très orthodoxe et par une grande famille Peranakan, c’est une approche peu courante !
Plusieurs personnages de « Frangipani » se retrouvent dans « Betel Nut ». Précisons que la fleur de l’arbre Frangipanier, « is the essence of graveyards …it is considered bad luck and some people…avoid it’s flowers because it is said their lovely fragrance come from unhappy female spirits” (p.32). Quant au palmier à bétel, il produit la noix d’arec qui sert à consommer les chiques de bétel mâchées par des millions de personnes en Asie. C’est cette chique et sa couleur rouge qui joue un rôle dans le roman.
La narratrice est généralement Siu Lin mais parfois l’action se déroule dans une approche différente. Les descriptions sont précises, les dialogues sont réussis et beaucoup plus travaillés que dans la série Aunty Lee. Il convient de saluer également le sens de l’humour de l’auteure.
Le tempo est très enlevé et les fausses pistes, retournements, coups de théâtre ne manquent pas. On ne s’ennuie pas mais l’intrigue policière n’évacue pas l’analyse parfois très fouillée des personnages, surtout des femmes. Les dénouements doivent surprendre, c’est la règle du genre. Celui du « Frangipani » est peut-être un peu faible car l’auteure veut nous prouver la force du système colonial qui veut couvrir le meurtre. On attend avec intérêt le troisième roman de cette série « Coloniale ».
Bertrand Mialaret
(1) Ovidia Yu, “The Frangipani tree mystery”. Constable 2017, 310 pages.
(2) Ovidia Yu, “The Betel nut tree mystery”. Constable 2018, 305 pages.