Il y a deux ou trois ans, je mentionnais les qualités de plusieurs auteurs de romans policiers de Malaisie et Singapour. Le succès est confirmé : six romans de Shamini Flint sont traduits en français, Ovidia Yu publie un troisième roman et Barbara Ismail, dans quelques semaines, publiera un quatrième livre.
1- Des auteurs, des femmes très différentes :
Shamini Flint est une juriste malaisienne d’origine indo-ceylanaise, qui après une brillante carrière juridique en Malaisie, à Singapour et en Grande Bretagne, depuis plus de dix ans écrit des livres pour enfants et des romans policiers qui nous transportent à Bali, Kuala Lumpur, Singapour, Pékin et pour le dernier, Londres.
Ovidia Yu est très connue à Singapour, comme auteur de théâtre, comme féministe et militante pour les droits des gays. Elle a publié avec succès trois romans policiers nous plongeant dans la culture des Chinois des Détroits. La culture Peranakan, magnifiquement illustrée en 2010 par une exposition au musée du Quai Branly à Paris, est le résultat d’un mariage réussi entre immigrants chinois et traditions malaises tant en Malaisie qu’à Singapour.
Barbara Ismail est américaine, ses romans nous parlent de Kota Bahru, au nord-est de la Malaisie près de la frontière avec la Thaïlande. Elle a appris le malais puis de 1977 à 1982, elle va étudier le dialecte du Kelantan et a une connaissance approfondie des coutumes locales et du théâtre d’ombres (Wayang Kulit Siam).
2- Deux femmes, un homme, des personnages étonnants :
Une seule chose les rapproche, la gastronomie du moins l’inspecteur Singh et Aunty Lee. Singh est un policier Sikh de Singapour avec son turban, ses shorts, ses chaussures de sport et son goût pour la bière et les currys. Singh s’entend mal avec son chef direct, un Chinois, qui apprécie peu ses méthodes et sa tenue et qui saisit toutes les occasions pour l’éloigner de Singapour.
Aunty Lee est une cuisinière Peranakan, veuve avec des moyens financiers confortables et un petit restaurant qui lui permet de nourrir des clients mais aussi d’intervenir dans leurs vies et d’aider la police à régler quelques affaires criminelles. On nous parle de gastronomie mais surtout de cuisine, on ne peut nourrir correctement ses clients si on ne les comprend pas…
On retrouve dans ses trois romans, les souvenirs très présents de son mari, les deux enfants de celui-ci, Nina son assistante philippine et Cherril, une hôtesse de l’air reconvertie qui prête son concours à Aunty Lee.
La région du Kelantan était un sultanat indépendant jusqu’au 18eme siècle, puis soumis à un protectorat du royaume du Siam et enfin dès 1909 contrôlé par les Anglais. C’est une région, longtemps isolée du reste de la Malaisie pendant les inondations de la mousson et qui conserve une profonde originalité tant par sa langue que par ses traditions. Les romans nous entraînent parmi les marchandes de Kota Bahru et notamment Maryam; ces femmes gèrent leur famille, gagnent de l’argent pendant que leurs époux débattent au café de l’avenir du monde…
3- Le roman policier, un bon support d’analyse sociologique ou politique :
Les auteurs majeurs de romans policiers sont de bons analystes des réalités sociales ou politiques en Asie comme ailleurs ; par exemple des thèmes majeurs de l’évolution de Shanghai sont analysés avec maestria par Qiu Xiaolong. C’est moins vrai pour nos trois romancières qui peut-être font preuve de prudence avec une censure parfois agressive à Singapour et en Malaisie.
Barbara Ismail dans « Princess Play » (1), nous parle de Rahim, qui se réfugie en Thaïlande pour se marier. On est étonné que ce point sensible, ne soit pas développé: c’est une zone qui pour des raisons historiques et religieuses, pose problème des deux côtés de la frontière. On est aussi surpris que le rôle du parti fondamentaliste PAS, qui dirige la province depuis de longues années, ne soit pas abordé.
Après « Shadow Play » et sa troupe de théâtre d’ombres, « Princess Play » met l’accent sur plusieurs opérations d’exorcisme, « main putery, princess play » menées par un Bomoh, guérisseur et sorcier local. Les mariages arrangés, le poids des traditions et des familles, le rôle de la sorcellerie, sont évoqués avec brio, mais ce roman est trop long et dans ses dernières pages tourne un peu en roue libre avec de nombreux protagonistes qui s’accusent du meurtre de Jamilah !
Ovidia Yu avec « Aunty Lee’s chilled revenge »(2), nous parle de meurtres liés à une association de sauvegarde des animaux de compagnie à Singapour (« Animal Re Homers »). Dans ses livres précédents, elle évoque une association qui développe le trafic d’organes. Elle met en scène plusieurs couples homos ce qui permet de critiquer la politique de Singapour, très répressive, du moins dans les textes, sur le sujet.
On aime bien les personnages, on adore la cuisine Peranakan et les « food courts » de Singapour, mais on trouve le livre trop indulgent: quelques petites plaisanteries sans portée sur les défauts des singapouriens, une peinture idyllique de la police
et des annexes du livre sur les recettes locales et les quartiers à visiter…
Il y a d’autres sujets à traiter à Singapour que les animaux de compagnie; un roman sur cette brillante classe dirigeante et cette fonction publique si efficace serait par exemple bienvenu, mais peut-être la censure…
4- Shamini Flint et l’islamisme… en Angleterre:
Shamini Flint n’hésitait pas à aborder quelques problèmes délicats, notamment dans « Meurtre en Malaisie » qui évoque l’exploitation des forêts de Borneo, la corruption et le poids croissant de l’islam et des tribunaux islamiques. De même « Infamies à Singapour » n’était pas tendre pour les juristes, les expatriés et le police de Singapour.
Dans son dernier roman, non encore traduit en français, « A frightfully English execution » (3), elle nous parle de problèmes politiques de l’heure, de communautarisme, de jihad, d’islamisme mais à Londres et pas …en Malaisie. En effet, l’inspecteur Singh, est envoyé par son patron Chen, à une conférence internationale, à Londres, sur la police et ses relations avec les minorités ethniques. Sa femme l’accompagne pour rencontrer des membres de sa famille qu’elle ne connaissait pas.
Singh est toujours aussi étonnant, il va se pencher sur un meurtre que la police anglaise n’a pas réussi à élucider depuis cinq ans et nous entraine dans la communauté pakistanaise avec ses mariages arrangés, sa loi du silence et le jihad avec ses combattants et ses financements. Le rôle de la mosquée de Finsbury Park est abordé ainsi que le mouvement « Tablighi Jamaar » qui contrôle une part notable des mosquées en Angleterre et s’efforce comme en France de re-islamiser les populations immigrées déshéritées avec des risques de dérive sérieux (comme en France à Lunel).
5- Il convient d’aider une police un peu perdue :
A Kota Bahru, l’inspecteur Osman ne pourrait pas terminer ses enquêtes sans le soutien de Maryam et des marchandes du marché. Il vient en effet du sud de la Malaisie et ne comprend guère le dialecte du Kelantan ni les fortes coutumes locales. Mais il est de bonne composition et a le bon gout de reconnaitre l’aide qu’on lui apporte.
A Singapour, Aunty Lee est d’un grand secours auprès des policiers d’origine malaise avec lesquels elle a des rapports confiants surtout s’ils tolèrent ses interventions dans l’enquête. Quant à Singh, il nous fournit un portrait pas très brillant de la police britannique mais améliore sa propre image en nous montrant que s’il est souvent exaspéré par sa femme, leurs relations sont étroites et il ne peut se pardonner de l’avoir mise en danger.
Bref trois romans très différents, qui se lisent avec plaisir, même s’ils sont souvent trop longs. Les romancières expliquent avec talent et sans lourdeur au lecteur occidental ce qui lui est nécessaire de connaitre pour comprendre un peu la culture locale même si parfois on est, comme Ovidia Yu, un peu trop complaisant.
Bertrand Mialaret
(1) Barbara Ismail, « Princess Play », Monsoon Books, Singapore, 2013, 270 pages.
(2) Ovidia Yu, “Aunty Lee’s chilled revenge”, William Marrow, 2016, 340 pages.
(3) Shamini Flint, “A frightfully English execution”, Piatkus, 2016, 360 pages.