Deux livres signés par le romancier et poète Qiu Xiaolong, plongent l’inspecteur Chen Cao, le héros préféré de ses lecteurs, dans l’empire des Tang (618-907). Le premier, « Un dîner chez Min » (1) concerne le meurtre, commis par Min, une célèbre « hôtesse de tables privées » de notre époque.
Le second, « Une enquête du vénérable juge Ti » (3), publié il y a quelques mois, décrit un épisode de la vie du célèbre juge de l’époque des Tang et le talent avec lequel il a élucidé le meurtre par la poétesse Yu Xuanji (844-871) de sa servante Ning. Cette affaire est pour Chen Cao, très proche de son enquête sur le meurtre commis par Min à notre époque.
Min a récupéré la maison familiale après la Révolution Culturelle ; belle et cultivée, icône d’internet, elle invite à des diners privés des personnalités différentes qui se découvrent des sujets d’intérêt commun au cours d’un dîner gastronomique, préparé par Min et Qing, une cuisinière apprentie.
Le meurtre de Qing est pris en charge par le Sécurité intérieure et non par la Police de Shanghai. Min disparait, la procédure du « shuanggui », généralement réservée aux cadres du Parti et évoquée par l’auteur dans un de ses précédents romans (2), est utilisée ; une enquête médiatisée n’est pas dans l’intérêt du Parti !
L’inspecteur Chen, est devenu Directeur du Bureau de la réforme du système judiciaire, « un poste sans pouvoir réel », mais est sollicité par d’anciens partenaires pour s’intéresser à cette affaire.
- La réforme judiciaire et la loi :
On demande à Chen Cao un communiqué sur le scandale des photos osées sur internet d’un juge, Jiao. Ce juge était commissaire du Parti dans l’armée ; comme beaucoup de ses collègues, il n’a pas de formation juridique mais il est dévoué, aux ordres ; « la loi, comme le reste, est soumise au bon vouloir du Parti » (1 p.58).
Chen va souligner que les preuves obtenues illégalement ne constituent pas, dans d’autres pays, des pièces à conviction recevables. Jin, sa secrétaire, jolie, cultivée, d’un esprit indépendant, et qui bien sûr sera sensible au charme de l’inspecteur, mettra en forme le communiqué que tous les médias reprendront pour soutenir Jiao.
Chen Cao doit s’intéresser à la réforme judiciaire et prend quelques contacts. Le Parti est-il au-dessus des lois ? Les juges doivent-ils servir le Parti ou la loi ? La réponse officielle est que « nos juges servent la loi au nom du Parti » (1 p.173).
Une réponse qui ne peut satisfaire Chen Cao, « pendant des années, il avait cru qu’en travaillant consciencieusement au sein du système, il réussirait à changer les choses, mais il reconnaissait à présent que ses espoirs n’avaient été que des chimères. Peu à peu, il avait pris conscience de son impuissance » (1 p.108).
La corruption est omniprésente mais ses modalités évoluent : les dîners privés de Min ont permis au promoteur Shuang Guanhua de réaliser un projet très rentable et à Min de récupérer la moitié du profit pour, dit-elle, payer le cadre du Parti qui a permis cette opération.
Un autre convivre, l’antiquaire Huang, souligne le prix très élevé des antiquités et indique que « certains cadres du Parti refusent des pots de vin en liquide mais acceptent des antiquités. Si un jour, ils sont inquiétés, ils pourront toujours prétendre que ce sont des contrefaçons bon marché. » (1 p.76)
- Œuvres poétiques et séries télévision :
La recherche des poèmes de Xuangji, permet en fait au juge Ti de faire progresser discrètement son enquête ; pour Chen Cao, ses amis, séduits par ses références à l’enquête du juge Ti, souhaiteraient des séries télé sur le célèbre juge. Autres temps, autres mœurs !
Chen Cao se sent très proche du juge Ti, qui traverse comme lui, une période professionnelle déprimante d’une vie consacrée à la haute fonction publique et à la politique avec la volonté de laisser après lui une image un peu légendaire de fonctionnaire intègre.
Yu Xuangji est une courtisane qui, très jeune, a été vendue à une maison close. Ses amants et notamment le poète Wan Tingyun, à qui elle dédia ses plus beaux poèmes, l’ont rendu célèbre. Qiu Xiaolong a aimé « Un soir d’hiver » :
- Incarcération et « shuanggi » :
Le juge Ti veut rencontrer la poétesse en prison ; il est stupéfait par ses conditions de détention ; il obtient qu’elle puisse se laver, se vêtir correctement, se nourrir. Elle avait été fouettée en public car elle s’obstinait à servir une version peu crédible du meurtre.
L’humanité du juge Ti lui permet de convaincre Yu Xuangji de livrer une version acceptable tout en protégeant le haut personnage qui la quitta en abandonnant une robe jaune brodée d’un dragon et sans tenter de la protéger.
Min, elle, est enfermée dans un hôtel, elle disparait. Elle est nourrie et n’est pas torturée, mais certains personnages haut placés craignent qu’elle ne parle et c’est le hasard qui conduira la policière, Wanxia, à manger un plat destiné à Min et à mourir empoisonnée.
Les risques courus par la secrétaire Jin, permettront de confondre le meurtrier de la cuisinière Qing et de l’antiquaire Huang. Min devrait alors être libérée et Chen Cao est invité, à sa grande surprise, par le Secrétaire du Parti de la police de Shanghai à des vacances dans les Montagnes Jaunes, un des plus beaux sites, célébré par des générations de peintres et de poètes.
On voulait sans doute l’éloigner pour permettre à la Sécurité Intérieure d’élaborer une version correcte de l’affaire Min ou peut-être d’évincer Chen Cao pour de bon. Le futur est imprévisible, quelques jours plus tard, il est invité à Pékin à un séminaire de l’Ecole du Parti qui doit préparer l’ouverture d’un bureau central de la réforme judiciaire à Pékin que Chen pourrait diriger.
Qiu Xiaolong et van Gulik, autour du juge Ti :
Cet épisode historique, concernant, sous les Tang, la poétesse Yu Xuanji avait déjà été décrit, en 1968, par le célèbre diplomate et sinologue Robert van Gulik dans le dernier de ses romans, « Assassins et poètes » (4). La vie de Xuanji avant son exécution est également évoquée par van Gulik dans son ouvrage classique « La vie sexuelle dans la Chine ancienne » (5).
Robert van Gulik (1910-1967), est né aux Pays Bas et a passé une partie de son enfance dans les Indes Néerlandaises; des études à l’université de Leyde vont lui permettre d’intégrer, comme interprète, le corps diplomatique. Une carrière qui le conduira au poste d’ambassadeur à Tokyo mais aussi à une vie d’érudit orientaliste.
Un long séjour à Chongqing, pendant la guerre, où il commença la longue série des enquêtes du juge Ti (16 romans traduits en français).
Il faut saluer les qualités de van Gulik, la complexité de ses intrigues, son utilisation de la tradition (notamment le rôle des renards) et parfois son évocation de la période des Tang. Dans « Assassins et Poètes », un personnage intéressant, l’académicien Chao, aussi complexe que déplaisant, qui se suicide car il ne veut rien devoir à la poétesse qui l’adore, pour lui, « une vulgaire putain ».
Un style très différent de celui de Qiu Xiaolong. Une écriture plus raide, plus traditionnelle, une impression renforcée par les gravures assez classiques dessinées par l’auteur. Le juge Ti est plus un personnage qu’une personne, il ne peut nous émouvoir ou nous plaire comme l’inspecteur Chen. Ti est fidèle à la dynastie, il accepte le système avec ses défauts et est moins désabusé que Chen. Poésie et gastronomie font partie des plaisirs de la vie, mais ce n’est pas comme pour Chen Cao, une part essentielle.
Bertrand Mialaret
- Qiu Xiaolong, « Un dîner chez Min », traduit par Adélaïde Pralon ; Liana Levi 2021, 250 pages. (Titre original « Inspector Chen and Judge Dee »).
- Qiu Xiaolong, « Cyber China », Liana Levi, 2012.
- Qiu Xiaolong, « Une enquête du vénérable juge Ti », traduit par Adélaïde Pralon, Liana Levi, 140 pages. 2020. (Titre original « The shadow of the empire »).
- Robert van Gulik, « Assassins et poètes », traduit par Anne Krief. 10-18, 1985, 280 pages.
- Robert van Gulik, « La vie sexuelle dans la Chine ancienne », traduit de l’anglais par Louis Evrard, Gallimard 1971, 466 pages.