« Crossings »(1) publié en 1968 a été complètement ignoré. Réédité en 1986 avec une postface de l’universitaire Amy Ling, ce livre, partiellement autobiographique, a été considéré comme une étape essentielle du développement de la littérature sino-américaine et comme un précurseur de l’ouvrage célèbre de Maxine Hong Kingston « The woman warrior »(1975).
C’est le seul livre qu’ait écrit Stella Yang Copley (1931-2000) sous le nom de Chuang Hua. Née en Chine, sa famille se réfugie à Hong Kong en 1946 puis en Angleterre et enfin aux Etats Unis. Le père (Dyadya), médecin en Chine, deviendra agent de change et assurera une existence confortable à ses sept enfants. Quant à Chuang Hua, diplômée de Vassar college, elle a vécu à New York puis dans le Connecticut.
« Crossings », une autobiographie moderniste :
Les « crossings » ce sont les traversées de l’Atlantique de l’héroïne Fourth Jane entre les Etats Unis et l’Angleterre mais aussi Paris où elle va vivre une histoire sentimentale avec un journaliste français. Un refuge pour échapper à l’autorité patriarcale et tenter de construire son autonomie.
Les relations avec l’amant viennent en contrepoint du développement de l’histoire familiale. Très peu de références, de lieux et de dates. Il faut décrypter soigneusement certains collages, la chronologie est malmenée, les histoires sont fragmentées. Flux de conscience, narrations multiples, monologues intérieurs, ces techniques sont toutes employées mais sans la sécheresse que l’on reproche parfois et à juste titre au roman moderne.
Son ton est neutre, impersonnel, mais très simple et chargé d’émotion. Une écriture élégante sans les références folkloriques qui gâtent une bonne part des romans écrits aux Etats Unis par des romancières d’origine chinoise. Le style est indirect et la culture chinoise présente plus par ses thèmes et ses concepts que par de rares citations ou allusions de l’auteur.
Fourth Jane et la recherche de son identité:
Son éducation, sa famille, ne règlent pas son problème d’identité. Elle est américaine, américaine d’origine chinoise, précise-t-elle. Ses souvenirs de la Chine, qu’elle a quitté jeune sont importants pour elle. Mais elle précise à son amant « I couldn’t live without America. It’s a part of me by now. For years I used to think I was dying in America because I could not have China. Quite unexpectedly one day it ended, I had it in me and not being able to be there physically no longer mattered”(p.121). Mais elle se rend compte que l’engagement des Etats Unis dans la guerre de Corée rend bien aléatoire un rapprochement.
Sa fierté d’être chinoise conduit parfois à des rapports difficiles . Son frère Fifth James a épousé une « barbare » à l’étranger et sans l’accord de sa famille. Ses parents auraient sans doute préféré qu’il épouse une Chinoise mais ils se sont mariés à l’écart et sans la famille. Fourth Jane partage la colère de son père mais ses relations avec sa belle-sœur s’aggravent quand elle voit celle-ci enceinte faire la conquête de Dyadya qui espère un petit fils !
L’ironie de l’histoire est qu’elle tombe amoureuse à Paris d’un journaliste français. Un « macho » marié, dont la femme attend un bébé. Il se sert d’elle, n’a aucune considération pour elle qui, amoureuse, ne se plaint pas, lui prépare avec tendresse de plats chinois qu’il dédaigne. Elle se fait dire sans protester « I told you never to ask why. You must always be amusing and sweet and never ask why…(p.118).
Identité et autorité paternelle:
Dyadya est un patriarche sincère, autoritaire, maladroit mais aimant. Il a créé avec ses succès professionnels un cocon pour sa famille dans une terre de culture étrangère et la protège. Il choisit, mal, les fiancés de sa fille, mais reconnaît ses erreurs pour immédiatement recommencer avec un Singapourien qui a le double avantage d’être chinois et financier !
Elle veut prendre le large et partir pour Paris, « how dare you question me! I am Father; I can do no wrong. In opposing me you are a barbarian” (p.196). Dyadya a rempli ses devoirs filiaux vis à vis de sa propre mère et attend la même chose de la part de ses enfants.
Fourth Jane vivra mal la mort de son père alors qu’elle est à Paris, qu’elle s’est opposée à lui, qu’elle réalise qu’elle l’a déçu. Mais elle sait aussi qu’elle a été moins bien traitée que ses sœurs aînées, que ses frères ou même que la petite dernière (« the last born is loved like all the rest but a little more » p.180).
Paris était peut-être un terrain neutre entre les Etats unis et la Chine. Un amant décevant est moins important que le regard qu’elle porte sur sa famille et sur ses souvenirs. Comme dit Amy Ling « as Chuang Hua demonstrates, it is in the simple tasks and responsibilities of living as one recalls them or perform them, that wholeness and motivation may be found ».
Bertrand Mialaret
(1) Chuang Hua “Crossings”- New Directions Classic, 2007, 220 pages.