Un roman « Echoes of Silence » (A) et sa suite « Days of Change » (B), sont une bonne vision des années coloniales d’après-guerre en Malaisie jusqu’à la fin du siècle. Chuah Guat Eng qui a écrit ce roman à cinquante ans, après une vie professionnelle dans le secteur du marketing et de la communication, a choisi une narratrice chinoise Lim Ai Lian puis son personnage préféré, Hafiz, un Malais.
– Une vie littéraire peu conventionnelle :
Chuah Guat Eng est née en 1943 à Rembau, une petite ville de la province du Negri Sembilan, d’un père petit fonctionnaire et d’une mère enseignante qui décéda quand elle n’avait que trois ans. Une famille, éduquée en anglais, implantée dans la région probablement depuis plusieurs siècles.
Mais ce ne sont pas des « Babas » de Malacca ; une partie de la famille est originaire de Birmanie et de Thailande. Son père a passé sa jeunesse dans une plantation d’hévéas. Il vivait tout à fait comme un jeune Malais même s’il ne put épouser une fille de son village en refusant de se convertir à l’Islam.
Eduquée en anglais mais incapable de se sentir confortable dans un moule tout-fait, culturel ou racial: « my roots are like the roots of the Banyan tree, they grew from innumerable branches, trail down like vine and slowly thicken into a complex of pillars holding the even spreading tree” (C). C’est aussi pourquoi une grande partie du roman se passe à Ulu Banir dans le nord de la province de Perak (ulu étant la source et banir les racines du banyan ; un symbole de l’origine et de la nature multi-ethnique de la nation malaisienne).
A 50 ans, elle liquide une partie de son fonds de retraite et écrit « Echoes of Silence » et publie elle-même le livre car les éditeurs ne sont pas intéressés par cette littérature de langue anglaise.
Elle écrit la suite « Days of Change » avec difficulté ; c’est l’histoire de Hafiz, un Malais musulman, lié à la plantation coloniale de la famille Templeton. Le livre parait en 2010 après un recueil de nouvelles « The Old House », que je n’ai pu encore me procurer ; un second recueil « Dream Stuff » parait en 2014.
En 2008, elle obtient un PhD et écrit une thèse pour Universiti Kebangsaan Malaysia (UKM) et poursuit des recherches à l’Universiti Putra Malaysia (UPM). Elle est très connue également pour deux séries d’articles dans The Star sur la littérature de langue anglaise en Malaisie (qui n’est pas considérée comme littérature nationale).
– Un roman policier ?
Grande lectrice de romans policiers, elle a voulu utiliser ce genre littéraire mais avec des interrogations : chaque genre comporte son propre ensemble de valeurs et, dans ce cas, européennes et chrétiennes. Est-il alors possible de parvenir à écrire un roman en Malaisie à l’aide de ces formes littéraires dans un pays divisé entre les différentes communautés ethniques : qui peut tuer qui, qui peut être le personnage méprisable…Se référer à la période coloniale pose moins de problèmes politiques !
Mais plus tard, on ne peut éviter de parler des émeutes raciales de mai 1969. Ai Lian quitte alors la Malaisie pour poursuivre des études en Allemagne, à Munich; « emotionally unable to take sides, we came face to face with the misfortune of being Chinese without feeling particularly Chinese in what suddenly appeared to be an anti-Chinese world” (A p.25).
Il ne s’agit pas d’un livre politique même si des questions essentielles sont évoquées. La New Economic Policy (NEP) est mentionnée mais n’est pas au centre du livre. Certes Jonathan cède progressivement ses parts de la plantation à Yusuf, son ancien chauffeur, le père de Hafiz, mais c’est une évolution commencée avant la NEP.
La corruption est souvent évoquée notamment autour d’Abu Bakar, un ancien camarade d’école de Hafiz, devenu un magnat de l’immobilier, qui veut acheter le bungalow des Templeton sur Jock’s hill, par tous les moyens. Il faut avoir les bons contacts, les liens avec la faction au pouvoir ; les Chinois sont curieusement absents de ce genre de pratiques !
L’émigration de Chinois vers l’Australie et la Nouvelle Zélande a été un phénomène significatif. C’est le cas pour la mère de Ai Lian, mais comme dit Jonathan, devenu citoyen malaisien, « forget the idea of emigrating because of Malay privileges. Once enough Chinese people emigrate to Australia, Canada, wherever, the same problem would arise there…why not live in a country which has already gone through all that nonsense “(A. p.305).
– Une intrigue policière:
Un récit complexe qui se déroule lentement et de manière subtile sur les deux livres et qui tourne autour de l’assassinat de Cynthia, une superbe blonde que devait épouser Hafiz et qui finalement deviendra la femme de Jonathan Templeton.
L’essentiel ce sont les personnages et la plantation de Ulu Banir. Une plantation crée par l’oncle de Jonathan, le père de Michael. On parle peu de la vie des Malais et des Tamils sur la plantation mais on n’entend pas de critiques du système colonial. Les dirigeants se soucient de leur personnel et lors de l’invasion japonaise, ile paieront les salaires et les dettes, liquideront la plantation. Mary, une métisse, qui porte l’enfant de Jonathan, réfugié à Singapour, est mariée à Yusuf, le chauffeur, pour la protéger des Japonais.
Les préjugés raciaux demeurent essentiels; Hafiz ne peut s’empêcher de se demander s’il avait été le fils de Jonathan, « I would be like Mike, a European fair skinned…wealthy, going to school to England, treated with deference wherever I went…I would walk through life fearlessly, as one born and bred to lead, to make decisions, to manage, to rule the world” (B p.26).
La Malaisie pauvre des petits villages, n’a pas bénéficié de la NEP, mais le roman évoque le village rêvé de Kampong Basoh avec son aspect idyllique mais aussi ses tensions.
Parfois il est difficile d’évaluer les personnages et de les comprendre car les différents protagonistes ont des opinions souvent contradictoires ; c’est le cas pour Cynthia. Certains évènements ne sont pas tout à fait crédibles : Mike veut épouser Ai Lian mais ne parvient pas à la convaincre et part sans plus attendre pour l’Angleterre. De même ces hommes qui par vertu épousent des femmes enceintes d’un autre…
Mais le plus souvent ce sont des personnages qui retiennent notre intérêt ; l’analyse est précise, fort intéressante ; des rapports humains dont on se souviendra.
– Une intrigue malaisienne :
On a déjà mentionné la NEP et les problèmes de corruption avec le personnage d’Abu Bakar. Le roman nous parle aussi des activités de développement immobilier de Hafiz, du rôle de sa femme, Rubiah, et de son groupe de juristes. On est dans la Malaisie de la fin du siècle et pas seulement des plantations coloniales.
Hafiz est le personnage principal de « Days of Change », un individu complexe qui intéresse l’auteure. Il est digne de respect même s’il hésite longuement sur les décisions à prendre et notamment sur le centre d’études qu’il veut créer.
Ses rapports avec les femmes sont parfois surprenants ; on nous parle de ses relations avec Cynthia mais quasiment pas de ses dix ans de mariage avec Zinat, une union sans enfants que termine un divorce. Les difficultés de son union avec Rubiah ne sont pas toujours très claires tout comme l’absence de nouvelles relations avec Mohini, son premier amour. Ses relations avec Mike lui paraissent plus déterminantes que ces rapports avec ces différentes femmes.
– Ai Lian, porte-parole de la romancière ?
Elle s’en défend vigoureusement : « Ai Lian character grew out of my need to understand the motivation of English-educated, non-Malay (specifically Chinese) Malaysians who chose to emigrate after the 1969 riots but who returned during the late 1980’s …when the Malaysian economy was doing well and there were opportunities for them to make money…Yet at the same time some of them had been and continued to be extremely critical of the country…opportunistic and cynical”(D).
Ai Lian est la fille de Hoods, le frère de Mary et poursuivra des études à Munich où elle rencontre Michael, l’homme de sa vie. Ils reviennent à Ulu Banir et c’est elle qui recevra de Michael le collier de diamants qui appartenait à Cynthia sans que Michael lui dise qui est à l’origine du meurtre. Leur séparation la conduit à épouser Jonathan pour donner un père à Anna, la fille de Michael. Elle gagnera beaucoup d’argent en faisant des opérations sur les devises, « I saw money as energy » (A p.293).
Très discrète sur l’environnement chinois, elle nous livre de nombreux commentaires sur les Malais : « In general, the Malays are held back by their easy-going culture, their low expectations, their inability to postpone gratifications » (B p.258).
La romancière est très modérée dans ses jugements sur la promotion des Malais et de leur langue mais elle n’accepte pas l’idéologie d’une nation uniquement centrée sur les Malais et défend l’approche des Chinois dans les affaires dont souvent en Malaisie, on explique le succès par l’absence de principes moraux. C’est pourquoi « Days of Change » tourne autour des épigraphes du I Ching qui illustrent les chapitres et les journées du roman mais surtout les principes moraux de l’approche chinoise.
Bertrand Mialaret
(A) Chuah Guat Eng, “Echoes of silence”; Hologram 1994, 340 pages.
(B) Chuah Guat Eng, “Days of Change”; Hologram 2010, 270 pages.
(C) Chuah Guat Eng, “Thoughts from a disappearing island” in http://goodbooksguide.blogspot.com/2008/10/essay-thoughts-from-disappearing-island.html
(D) Interview by Wai Chiew Sim, Kritika Cultura n°23 p. 38-46. http://kritikakultura.ateneo.net