On parle peu de l’écrivain sino-américain Ha Jin, à mon sens un écrivain majeur; son livre « Les rebuts de la guerre » est l’un des romans les plus remarquables que j’ai lus ces dernières années. Une bonne nouvelle, son dernier roman, « A Free Life », son premier texte sur les migrants chinois aux Etats Unis, sera traduit de l’anglais par les Editions du Seuil à la prochaine rentrée, on en reparlera.
« A Good Fall » :
Son récent recueil de nouvelles(1) a été moins apprécié aux Etats Unis que ses romans et pourtant certains textes sont de grande qualité. Venu par hasard dans le quartier de Flushing, dans la banlieue de New York, en 2005, Ha Jin constate que la densité d’émigrés chinois, de condition très variée, est telle que l’anglais n’est pas nécessaire. Une vingtaine de visites suivront pour s’imprégner de l’ambiance, soigner les détails mais sans qu’il réalise d’interviews.
Les portraits ne sont guère idéalisés, même si l’on sent la compassion de l’auteur pour certains de ses héros. Ceux-ci sont plus souvent exploités par leur communauté que par l’entourage américain; c’est le cas du moine, professeur de Kung Fu, ou des prostituées de l’avant dernière nouvelle du recueil.
Tout cela dans un style un peu détaché, ne recherchant pas l’émotion, avec souvent des dialogues qui semblent assez plats ou remplis d’expressions ou de proverbes traduits du chinois; c’est le seul handicap qu’il reconnaisse au fait de ne pas avoir l’anglais comme langue maternelle.
« Je suis un écrivain sino-américain » :
« Je ne me considère pas comme un dissident, et je suis plus un immigrant qu’un exilé. Un exilé a un passé important: il vit souvent dans son passé et doit se définir dans le contexte d’un pouvoir politique. Mais un immigrant doit partir de rien. Le passé n’est pas essentiel. Il formule son propre cadre de références ».
Tout est dit; l’écrivain éclaire ses choix pour ses nouvelles et développe son propos dans un essai, « The writer as migrant »(2) ; un livre intéressant, un peu trop académique, où l’auteur se cache parfois derrière de grands anciens : Conrad, Nabokov… et nous parle peu directement de lui.
Mais il nous confirme qu’il ne veut plus écrire sur la Chine contemporaine, même si ces thèmes ont fait son succès (p.28) ; il n’ambitionne plus d’être un porte-parole, il veut simplement être un écrivain. La « littérature n’a aucun rôle dans les transformations sociales » et si l’écrivain s’attache à une cause, ce doit être un choix qui n’est pas imposé par la société.
La langue est le compagnon essentiel et c’est pourquoi, pour un écrivain migrant, la « trahison essentielle » est, comme pour Ha Jin, de choisir d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne.
Mais pour ses personnages, la langue est plus prosaïquement un atout économique: pour un migrant, parler anglais rend plus autonome: le professeur, en visite aux Etats Unis, qui fuit le consulat chinois et disparaît, peut trouver du travail, même dans l’illégalité, car il parle anglais. La femme, liée à un malade Alzheimer, se rend compte qu’elle ne peut assurer son avenir que si elle apprend la langue. A l’inverse, installé depuis longtemps, un professeur en instance de titularisation, peut chercher un autre genre de travail car il parle la langue.
Mais, pour l’écrivain, le problème est aussi de ne pas perdre sa langue maternelle « car celle-ci est en fait sa patrie » (p. 78). Il doit se servir de sa langue tous les jours et c’est pourquoi Ha Jin a même choisi de traduire ce recueil en Mandarin et de le publier à Taiwan. De même il faut retourner en Chine pour « recharger » la langue, ce qu’il ne fait pas car il n’y est pas publié.
L’exil et l’argent :
Ses personnages sont en exil de leurs souvenirs et de la Chine. L’immigration est un nouveau départ, souvent un nouveau nom et même pour Gina (dans « The Beauty ») un nouveau visage. Ils sont également loin de ce qu’ils sont véritablement; pour trouver leur place, ils doivent se battre contre eux mêmes tout autant que contre la société.
Les parents plus âgés n’y parviennent pas. Ils refusent vigoureusement le désir des petits enfants de changer de nom pour devenir, leur rêve, de petits américains. Tout cela est un peu trop prévisible, tout comme le conflit entre la mère, en visite, et sa belle fille; mais la solution trouvée est originale, se faire licencier pour que la mère consente à renter en Chine !
Bien sûr, l’argent est essentiel et abordé beaucoup plus directement en Chine et aux Etats Unis qu’en France. Une jeune femme réussit par internet à convaincre sa sœur de lui prêter, pour acheter en Chine une voiture, l’argent qu’elle destinait à l’achat d’un appartement aux Etats Unis .
Pour d’autres, une grande inquiétude pour le futur et la volonté d’épargner: l’aide à domicile qui veut un plan de retraite; des co- locataires, mariés chacun de leur côté, qui font des économies pour leur conjoint resté en Chine et qui vont partager beaucoup plus qu’un appartement !
L’isolement et l’individualisme de la société américaine sont parfois durement ressentis, mais la pression sociale est bien moindre qu’en Chine, même si la famille restée au pays joue un grand rôle. Certains souhaiteraient couper complètement avec le passé mais c’est impossible et « internet a tout gâché et ma famille est capable de se rappeler à moi dès qu’elle en a envie » ! Mais personne ne regrette d’avoir quitté la Chine sinon les grand-parents qui considèrent que leurs petits-enfants, américanisés, sont leur « ennemi » !
Ce qui frappe, c’est l’optimisme pour le futur; les personnages sont certains qu’ils vont s’en sortir; ils ont ou se donneront les moyens de progresser, ce qui leur paraissait impossible en Chine. Parfois cet optimisme nous semble un peu artificiel ou irréaliste : Huong arrivera t-il à faire sa vie avec une jeune prostituée qui veut échapper à son passeur; le jeune moine, exploité par un temple bouddhique, sera t-il tiré d’affaire par la presse, les hommes politiques et la communauté… bien sûr, on peut en douter, mais Ha Jin croit au rêve américain…
Bertrand Mialaret
- « A Good Fall »; Pantheon Books, 2009, 240 pages.
- “The writer as Migrant”; The University of Chicago Press. 2007, 85 pages.