Li Ang est une écrivaine taiwanaise connue à l’étranger mais les traductions en français et en anglais ne rendent compte que très imparfaitement de ses cinquante années d’activité littéraire. C’est surtout le cas pour ses nouvelles que l’on va examiner en liaison avec sa carrière en réservant pour un prochain article les trois romans traduits (3,4,5).
– Une enfance à Lugang et les premières controverses :
Lugang fut l’une des villes les plus importantes de Taiwan avant de décliner à la suite de l’ensablement de son port. A l’écart des réseaux ferrés et routiers, ce qui favorisa la préservation de son architecture et de sa vie sociale qui joue un rôle important dans l’œuvre de Li Ang.
Elle nait en 1952, sa famille est très aisée, ce qui lui permettra d’être indépendante financièrement. Ses deux sœurs ainées sont déjà publiées, ce qui l’incite à écrire très jeune. A seize ans, elle publie « La saison des Fleurs » (1), une nouvelle qui entraina pas mal de réactions.
Une jeune fille sèche l’école et veut acheter un arbre de Noël. Le fleuriste la conduit sur sa bicyclette vers sa plantation dans la montagne. Elle s’inquiète, « I fear that he would grab me and drag me into the dense sugarcane field where he would rip the clothes of me”. Mais, “nothing, nothing at all had happened. But had I really hoped for something to happen? I wasn’t even sure about that myself”.
La maitrise de la narration est remarquable et l’influence du Freudisme et des techniques narratives occidentales est très claire. Il ne faut pas oublier que le Guomintang a interdit à Taiwan la littérature chinoise contemporaine considérée comme communiste. Li Ang n’est en contact au lycée qu’avec la culture chinoise traditionnelle, mais, comme les intellectuels, elle se tourne vers l’Occident : réalisme, existentialisme, Freud, théorie du flux de conscience… « L’influence conjointe de la culture chinoise et de la pensée occidentale représente la réalité historique taiwanaise, il n’y a rien de négatif à cela, pas plus que dans les traces des cinquante années de colonisation japonaise » (p.286-6).
En 1970, Li Ang suit à Taipei les cours de philosophie à la Chinese Culture University ; elle écrit des nouvelles qui évoquent la sexualité à l’université et la pression sociale. Un texte est tout à fait étonnant, « Curveous Dolls » (2), publié en 1969.
Ces poupées « plantureuses » sont celles qu’une petite fille n’a jamais eues. Elle s’en fabrique avec des chiffons, elle le raconte à son mari qui se moque d’elle. Une femme avec une forte poitrine la frôle dans le bus ; elle rêve de ces seins et si seulement son mari pouvait en avoir de semblables…Elle raconte ses rêves et ses obsessions à son mari qui s’inquiète. Elle trouve une poupée en bois avec aussi des seins…Une nouvelle tout à fait surréaliste écrite à dix- huit ans !
– Le retour à Taipei et « La Femme du Boucher » :
En 1975, elle fait des études d’art dramatique aux Etats Unis, à l’université de l’Orégon. Puis elle passe six mois en Californie et rencontre à Los Angeles le grand écrivain Bai Xianyong . A Taipei, elle a une activité d’enseignement, écrit de nombreuses nouvelles et publie une rubrique régulière « L’opinion des Femmes » dans China Times.
En 1983, la publication de « La Femme du Boucher » (3) fait scandale, la brouille avec son père mais est couronnée par le prix de l’United Daily. Un thème très violent qui remet en cause les structures patriarcales : la descente aux enfers d’une victime, d’une femme orpheline, vendue en mariage à un boucher qui subit ses violences et qui finira par le tuer et le découper comme il le fait avec les porcs.
Un roman qui fait grand bruit à l’étranger et qui est rapidement traduit en anglais par Howard Goldblatt et plus tard, en 1992, en français.
– Sexe et pouvoir :
Avec « Nuit Obscure » (4) en 1985, elle touche à un autre tabou : une femme trompe son mari et l’assume. Cynisme et hypocrisie des différents personnages qui manquent un peu d’épaisseur. Un moraliste extérieur permet de faciliter le déroulement et les transitions mais n’apporte pas de progression dramatique dans l’ouvrage.
« Le Jardin des Egarements » (5) en 1990 nous fait pénétrer dans un autre monde. Un beau livre qui n’a pas la force et la violence de « La Femme du Boucher » mais qui est beaucoup plus complexe et dans des registres très différents. Trois ans après la levée de la loi martiale, le roman revient sur la Terreur Blanche, sur l’histoire d’une famille qui possède un beau jardin à Lugang. Les personnages, Rose, son père, son amant Lin Xigeng, nous retiennent. Ils traversent l’histoire de Taiwan.
Une composition très habile entre le passé de la famille et le présent de Rose. Des regrets pour un Taiwan qui a disparu. Un livre qui nous montre la complexité de la culture taiwanaise et de ses très nombreux apports ainsi que la volonté de Li Ang de construire une littérature autonome à Taiwan qui ne soit pas contrôlée par les auteurs issus du continent.
– Li Ang et la politique :
Elle a toujours été dans la résistance au Guomindang, mais même pour « La femme du boucher » n’a pas souffert de la censure; c’est sa vie privée qui créera les plus gros problèmes. Shih Ming-teh, un playboy, qui fut un temps Président du parti d’opposition DPP, devient, à sa sortie de prison, l’amant de Li Ang ; une relation tumultueuse d’autant qu’il la trompe rapidement. Mais une bataille médiatique avec sa rivale Sissy Chen ne fut pas bonne pour l’image des deux femmes.
En 2000, Li Ang publie « Autobiography, a novel » (non traduit) sur la vie de la révolutionnaire et féministe Xie Xuehong. Les thèmes du pouvoir, les rapports du sexe et de la politique, étaient moins nouveaux en l’an 2000 et le livre n’a pas eu beaucoup de succès.
Li Ang revient sans cesse sur la politique avec « De Fard et de Sang » (7), un texte remarquable inspiré par l’incident du 28 février 1947 qui a profondément divisé les Taiwanais de souche et les « continentaux » et dont on a parlé récemment.
Une nouvelle enfin traduite en anglais et en français (8), « Pour un bol de nouilles au bœuf », mérite qu’on s’y arrête. Les nouilles au bœuf sont un des plats préférés des Taiwanais qu’il est malheureusement difficile de trouver à Paris.
Un dissident politique, condamné à la prison à vie, après 23 ans de détention, a une folle envie d’un plat de nouilles au bœuf. Comme sa famille lui donne un peu d’argent, il peut s’en commander. Le détenu de la cellule d’en face la regarde avec avidité et il se dit qu’il aurait dû demander un bol pour lui aussi et se promet de le faire. Le lendemain, ce compagnon quitte sa cellule pour être fusillé…
Li Ang nous explique les variantes du plat, pur bœuf à l’étouffée ou bœuf roussi ; elle mentionne le gout des continentaux pour le piment ; elle les décrit comme « la population nordique, venue du lointain continent chinois en franchissant le détroit de Taiwan pour nous gouverner » (p.124).
A partir des années 2000, Li Ang se consacre à la gastronomie, une passion qu’elle partageait avec son père, et visite de nombreux restaurants étoilés, y compris en France. Mais elle va plus loin et un roman publié en 2007, touche aux relations entre politique, sexe, nourriture et rapports dans le couple.
Elle qui a consacré sa vie au combat des femmes, ne s’est jamais mariée: « All love fades in time and all lovers become boring; only writing can be an eternal love…The reason I am still single may be that I can’t find a husband who’s as good as writing” (9).
Bertrand Mialaret
(1) Li Ang, “Flower Season”, translated by Howard Goldblatt (p.125 à 133) in “Bamboo Shots after the rain” edited by Ann C. Carver. The Feminist Press. New York 1990, 230 pages.
(2) Li Ang, “Curvaceous Dolls”, translated by Howard Goldblatt p. 360 -372 in The Columbia Anthology of Modern Chinese Literature, edited by Joseph S. M. Lau and Howard Goldblatt. Columbia University 1995, 720 pages.
(3) Li Ang, “La femme du Boucher », traduit par Alain Peyraube. Flammarion 1994, 200 pages. (In English, « The Butcher’s Wife” translated by Howard Goldblatt. Peter Owen, 2002).
(4) Li Ang, « Nuit Obscure », traduit par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 190 pages.
(5) Li Ang, « Le Jardin des Egarements », traduit par André Lévy. Editions Philippe Picquier 2003, 270 pages. (In English, « The Lost Garden », translated by Sylvia Li Chun-lin and Howard Goldblatt. Columbia University 2015, 236 pages).
(6) Li Ang, “La modernisation et l’occidentalisation à Taiwan » p.277-283 in « Ecrire au Présent » sous la direction de Annie Curien. Maison des Sciences de l’Homme ; 2004, 330 pages.
(7) Li Ang, « De Fard et de Sang » et autres nouvelles taiwanaises, sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut. You Feng 2018, 460 pages. La nouvelle titre (p.213-285) est traduite par Melie Chen.
(8) Li Ang, « Pour un bol de nouilles au bœuf » (p.119-131) traduit par André Lévy in Alibi, Maison des Sciences de l’Homme, 2004 (in English, « Beef Noodles » translated by Sylvia Li-Chun lin in Chinese Literature Today volume 2.1 ; 2012).
(9) Li Ang, « Protest of a writer against wreckless accusations” (p.257) in “Ecrire au Présent”, sous la direction de Annie Curien; MSH 2004, 330 pages.