Parmi les écrivains qui comptent à Taiwan, Wu Ming-yi occupe une position de premier plan. Né en 1971, après des études de littérature et des travaux importants sur les rivières, les populations côtières et les papillons, il est professeur de lettres à l’université Dong Hwa.
J’avais mentionné la parution de son deuxième roman, « L’homme aux yeux à facettes », qui avait fait quelque bruit dans le monde anglophone mais n’avait guère été défendu en France; un très bon livre sur la pollution et les continents de déchets de plastique qui dérivent sur les océans.
C’est pourquoi, on doit se féliciter de la traduction par Gwennaël Gaffric (qui dirige la collection « Taiwan fiction », à l’Asiathèque) d’un remarquable recueil de nouvelles « Le magicien sur la passerelle » (1)
– Le marché de sa jeunesse :
Un marché au cœur de la mégapole de Taipei où l’auteur a vécu son enfance. Construit en 1961, ce marché se divisait en huit bâtiments reliés par des passerelles. Le marché de Chughua fut le symbole dans les années 1970 du développement accéléré de l’économie du pays. Son déclin conduisit à sa destruction en 1992 et les habitants qui le peuplaient se re-installèrent dans les galeries souterraines du métro de Taipei.
C’est un peu le royaume de l’auteur, comme la région de Gaomi pour Mo Yan. C’est un lien qui fédère les marchands, l’auteur et ses camarades de classe; un espace de toutes les aventures pour les enfants.
Le marché de Chunghua n’est pas le décor des nouvelles, c’est souvent le sujet central de celles-ci et notamment de « La lumière est comme l’eau ». Un texte court d’une vingtaine de pages où l’on nous conte la vie de A-k’a qui a travaillé longtemps dans la société de Georges Lucas sur les maquettes de « La guerre des étoiles ».
Après la destruction du marché, il recueille des documents et des témoignages et construit des maquettes que sa mort ne lui permettra pas de terminer. « Toute sa vie, son rêve a été de reconstituer un monde aussi subtil que le monde réel » (p.217). Emotion de l’auteur devant les maquettes, c’est comme si son passé avait été miniaturisé et exposé devant ses yeux; il se reconnaît même parmi les enfants qui entourent le magicien.
– Les acteurs et le rôle de la mémoire :
Les nouvelles nous décrivent une multitude de personnages aux origines très diverses (continentaux, taiwanais, aborigènes). Ce sont le plus souvent des camarades d’école de l’auteur qu’il retrouve parfois après de longues années et une évolution personnelle et professionnelle parfois imprévue.
Les familles sont au centre de nombreux réçits; elles ne sont guère à la hauteur notamment les pères souvent absents, ayant fui leurs responsabilités, parfois alcooliques et qui n’ont qu’un rôle négatif dans l’éducation des enfants. Les mères luttent pour nourrir leur famille et sont marginalisées à l’adolescence des enfants. Elles tentent de faire vivre des boutiques et des métiers très divers (chaussures, réparation de vêtements, livres d’occasion, philatélie…). Un père est même devin, un autre calligraphe…
La plupart des narrateurs sont des garçons mais les filles jouent un rôle important. Elles font rêver les garçons mais ont autant d’autonomie qu’eux, notamment sur le plan sexuel et n’acceptent pas les tentatives de contrôle de leurs pères.
Tous ces souvenirs ne sont jamais tout à fait des histoires. Comme dit l’auteur : « les souvenirs sont des objets fragiles qu’il nous faut aimer et protéger mais pas les histoires…c’est l’histoire qui détermine comment doit la raconter celui qui la raconte…C’est seulement quand l’oubli s’entremêle avec la mémoire que les souvenirs méritent de devenir des histoires. » (p.252).
– L’image dans le réel et dans le fantastique :
Le marché concentre les souvenirs mais les nouvelles sont aussi dans le réel contemporain. Les personnages sont ouverts sur le monde; Mark a travaillé et vécu au Brésil où il a rencontré Ilisa ; A-kai a épousé une iranienne et fait le commerce des tapis. Leurs professions sont très actuelles, l’un est agent de change, l’autre est spécialiste de produits de beauté.
Le plus souvent la vie des enfants et de leurs parents a été difficile mais le livre n’a aucun objectif de critique sociale ou politique. Il faut profiter de ce que l’on peut et affronter les difficultés avec le sourire.
Si le ton est serein, les drames sont multiples; plusieurs suicides ou meurtres (Mark et Peipei, un accident de train, les meurtres de A-hou et Hsiao Lan…). Parfois ce sont les animaux qui préparent un dénouement sinistre. Ils ont un rôle important notamment auprès de très jeunes enfants (avec son frère, une petite fille élève « Les Oiseaux ») ou dans la profession des parents : le père de Térésa « lit l’avenir dans les poissons, il fait la divination à partir des mouvements des poissons » (p.152). La disparition du chat de Monsieur T’ang a précipité le décès de celui-ci…
–Un magicien, chef d’orchestre :
Il est le personnage clef, un point de passage obligé . Ce n’est pas un hasard si on le retrouve toujours sur une passerelle, sur la même passerelle. « Dans mon esprit, l’existence du magicien, c’était l’existence de la passerelle. Sans magicien, pas de passerelle, sans passerelle, le marché était disloqué et ce n’était donc plus le marché » (p.252).
Les enfants sont ses meilleurs clients; il leur vend de quoi faire des tours de magie et tente de se renouveler. Il est protecteur et paternel mais garde les distances qui conviennent pour un magicien. Il explique aux enfants « que dans ce monde, il y a des choses que personne ne saura jamais. Les choses qu’on voit avec les yeux ne sont pas les seules qui existent » (p.24).
Il concède que sa vraie magie est celle du petit bonhomme de papier noir, qui danse, qui vit, qui attire les clients. Comme il dit: « grâce à mon imagination, je façonne quelque chose que vous pouvez voir. Je ne fais rien d’autre qu’influencer votre façon de voir le monde, comme quelqu’un qui tourne un film (p. 29).
Le magicien intervient dans toutes les nouvelles, il est une référence, un souvenir ou un personnage important, il est l’élément unificateur de l’ensemble et pourtant sans lourdeur, sans construction intellectuelle (comme le Macondo de Garcia-Marquez).
Il faut comprendre que le temps de la magie, n’est pas le temps ordinaire et que de ce fait, il faut respecter ces périodes et ce magicien aux yeux étranges « qui semblaient pouvoir regarder deux endroits à la fois » (p.12). « Les yeux du magicien pétillaient pendant les tours. C’était toujours le même homme avec son veston au col relevé, son pantalon gris et ses bottes ternes, mais il avait le pouvoir d’absorber l’atmosphère, puis celui d’unir la lumière et la gravité à l’intérieur de son cercle tracé à la craie » (p.13).
On retrouvera le magicien dans les dix nouvelles de ce recueil. On lit avec plaisir la traduction très fluide de Gwennaël Gaffric mais aussi une postface intéressante et fouillée. On se souviendra longtemps de nombre de personnages et de nouvelles exceptionnelles comme « La lumière est comme l’eau » ou « Le poisson rouge de Térésa ».
Bertrand Mialaret
(1) WU Ming-yi, « Le magicien sur la passerelle », traduit par Gwennaël Gaffric, l’Asiathèque, mars 2017, 270 pages, 19,50 euros.