Rao Pingru a 95 ans, il est l’invité d’honneur du Festival de la bande dessinée qui se tient ces jours-ci à Angoulème. Son premier livre, qui conjugue texte et dessins, vient d’être traduit (1) et pourtant, il ne se considère ni comme écrivain ni comme dessinateur.
Un premier livre à plus de 90 ans :
Marié près de 60 ans à Mao Meitang, Rao Pingru a commencé à dessiner pour communiquer avec sa femme, malade et perdant la mémoire, pour se remémorer les bons souvenirs de leur vie commune. Après la mort de Meitang, ces aquarelles sont un moyen de faire son deuil et d’intéresser enfants et petits enfants à leur vie de couple.
Sa petite fille montre ces dessins sur Weibo; une journaliste de la télévision les remarque…Un texte suit avec des centaines de dessins. Un livre naît en 2013 et 300 000 exemplaires sont rapidement vendus.
Les Editions du Seuil achètent les droits à un agent taiwanais qui représente l’éditeur chinois et publient « Notre Histoire » plusieurs mois avant les versions anglaises, espagnoles, italiennes qui vont suivre… Un texte traduit par François Dubois, déjà lauréat d’un prix de traduction, qui prépare une thèse sur Mo Yan à l’université d’Aix-Marseille sous la direction de Noël Dutrait.
Une vie dans le sud de la Chine :
Pingru et Meitang sont issus de familles aisées et ont vécu dans le sud de la Chine: Jiangxi, Hunan, Guangxi, Guizhou. Le livre nous montre l’importance de la vie quotidienne, des traditions, des fêtes familiales. Les aquarelles évoquent les plans des maisons où ils ont séjourné et la répartition des membres de la famille entre les différents pavillons.
De nombreux dessins concernent la nourriture, les recettes et la gastronomie qui tient une place essentielle dans la vie, même pendant les périodes où le couple souffre de la pauvreté. On se rappelle d’un endroit que l’on a aimé par ce qu’on y a mangé !
En 1940, la guerre de résistance au Japon, pousse Pingru, à 18 ans, à se présenter à l’examen de l’Académie Militaire Centrale (Whampoa). Il est reçu et, après une longue marche, rejoint le siège de l’Académie à Chengdu (Sichuan). Dans l’artillerie, il participe en novembre 1943 à la bataille de Chengde contre les Japonais.
Sa famille le marie à Meitang, un grand mariage traditionnel en août 1948 mais un vrai coup de foudre ! Capitaine, il a obtenu une permission pour se marier et constate que « à l’origine, le motif de mon entrée dans l’armée avait été la résistance au Japon, combattre d’autres Chinois allait à l’encontre de ma volonté » (p.131).
Après la création de la République Populaire, des tâches diverses (agent d’entretien de la voirie, gestion d’une boutique de nouilles…) puis un poste de comptable pour la clinique Dade dirigée par un de ses oncles et qui se développera comme maison d’édition scientifique.
Un amour indestructible :
Une période heureuse avec des enfants petits, mais les turbulences de l’Histoire le rattrapent. Fin 1958, il est envoyé dans un camp de travail dans l’Anhui, il y restera 22 ans. Malgré les pressions, Meitang refuse de « couper les ponts » avec son mari qu’elle ne voit qu’au Nouvel An chinois. Une période très difficile où elle va peiner pour nourrir ses cinq enfants. Un millier de lettres leur permettra de rester en contact jusqu’à la réhabilitation de Pingru qui retrouve son poste et son salaire d’éditeur.
Plusieurs années de bonheur malgré deux opérations pour Pingru et un diabète/urémie chez Meitang avec, dès 2004, des dialyses quotidiennes à la maison et un développement de troubles de la mémoire jusqu’à sa mort en 2008.
Un personnage séduisant et un livre superbe :
Rao Pingru est vif, actif; il fait du tai chi et de la calligraphie plusieurs heures par jour. Il a appris à jouer du piano et a maintenant d’autres projets de livres. C’est un optimiste, fier de la vie qu’il a vécue, fier de son pays.
On peut s’étonner de l’absence de commentaires politiques: une seule phrase nous informe de son envoi en camp dans l’Anhui (p.247), une seule allusion (p.266) sur sa famille qui a « une mauvaise origine de classe ». Mais il n’y a ni censure ni autocensure, ce n’est pas son propos. Il nous conte son amour pour sa femme et la longue vie avec sa famille. Les turbulences politiques ne doivent pas faire oublier la grandeur de la Chine et la culture de ses habitants.
« Notre Histoire » est un bel objet, mis en valeur par un bon papier, une belle impression. Des aquarelles étonnantes dont on aime la variété et les couleurs. Un texte limpide, simple, la vie de tous les jours avec des passages poétiques rehaussés par les aquarelles. Beaucoup de pudeur sur leurs relations et leur amour; comme il le dit dans une interview (2) « there is nothing you can do about death, nevertheless, when you paint everything about the one you love, she will be there forever ».
Aucun misérabilisme comme chez certains auteurs. Malgré une vie difficile, ils ont su profiter des bons moments. A méditer, dans notre pays où se plaindre est un talent national…
Bertrand Mialaret
- (1) Rao Pingru, « Notre Histoire», traduit par François Dubois. Editions du Seuil, janvier 2017; 360 pages, 23 euros.
- (2) Ideal Shanghai 7/10/2013.