Jean François Billeter est un sinologue suisse fort connu, professeur émérite à l’université de Genève. Certains de ses livres sont incontournables comme « L’art chinois de l’écriture » (1) d’ailleurs traduit en anglais, les études sur Zhuangzi (2), un essai sur l’histoire contemporaine de la Chine, « Chine trois fois muette » (3). D’autres livres touchent à la philosophie, à la politique, à la traduction ; le sinologue se fait même polémiste dans son excellent « Contre François Jullien » (4), le célèbre sinologue et philosophe français.
C’est pourquoi deux livres récents ont marqué les esprits, « Une rencontre à Pékin » (5) et « Une autre Aurélia » (6), un hommage à sa femme Wen, décédée en 2012. Il a rencontré Wen et sa sœur à Pékin chez Madame Li qui, ayant conservé sa nationalité suisse, avait l’autorisation de recevoir des étrangers.
J.F. Billeter après des études à Bâle puis à Genève, décide, sans conviction, en 1962, d’étudier le chinois à Paris à Langues O. Il poursuit ses études à Pékin en 1963, puis en septembre 1964 à la faculté de lettres de l’université de Pékin avec une bourse suisse (des relations diplomatiques existaient entre la Suisse et la Chine depuis 1950). Etudes intenses mais il est tout à fait coupé de la vie chinoise.
Wen est médecin et exerce depuis un an dans le petit hôpital d’une usine; elle est née à Pékin, la sixième dans une famille de sept enfants. Ils parviennent à se revoir mais la police intervient et indique à Wen qu’ils doivent soit cesser de se voir soit se marier. Alors qu’ils se connaissent très peu, ils décident de surmonter tous les obstacles.
- La sphère privée est une affaire d’Etat :
A l’époque, en Chine, personne ne se mariait sans l’autorisation de son unité de travail, une « lettre d’introduction » ; le ministère des Affaires Etrangères fait trainer le dossier mais l’ambassadeur de Suisse présente les deux amoureux au maréchal Chen Yi, ministre des Affaires Etrangères. Ils continuent à se rencontrer mais sont suivis par des policiers en civil et la police explique à Wen que son fiancé est un agent de l’étranger.
La Chine est à la veille de la Révolution Culturelle, une période décrite magistralement par l’auteure taiwanaise Chen Ruoxi (7) que J.F. Billeter, à juste titre, admire beaucoup. « Le régime entretenait avec tous les moyens de sa propagande une véritable paranoïa : la lutte des classes était impitoyable, l’ennemi était partout, celui de l’extérieur aussi… » (p.52).
Ils sont finalement autorisés à se marier, mais Wen doit quitter l’hôpital de son entreprise de télécommunications. Les parents découvrent ce mariage et au début ne sont pas ravis. Wen obtient un congé d’un an et ils pourront partir en Suisse où elle obtient la double nationalité que la Chine reconnaissait alors.
Un premier retour à Pékin en 1975 pour avancer sa thèse sur Li Zhi, mais les universités sont fermées, ils s’installeront au Japon à Kyoto pour deux ans. La thèse avance et un petit garçon nait. Les visas pour la Chine sont refusés. La famille de Wen a beaucoup souffert, son père est contraint de balayer les rues en portant une étoile jaune, puis il souffre d’une hémiplégie.
De nombreuses années plus tard, le deuxième frère de Wen leur transmet un récit sur l’histoire de la famille, sur la carrière militaire du père proche de Tchang Kai-shek mais surtout de Zhang Xueliang, le « jeune maréchal » qui met aux arrêts Tchang et le force à accepter un front uni contre le Japon. La famille de Wen longtemps très prospère vit très difficilement dans les années 1960 et la situation s’aggravera avec les persécutions des Gardes Rouge que le livre évoque en détails (p. 130 à 134).
De nouveaux malheurs, sa jeune soeur meurt en 1976 dans le tremblement de terre de Tangshan et ses 250 000 victimes. Sa mère décède en 1977 et son père deux ans après. Généralement on parle peu de l’histoire récente, elle reste non dite, on n’en tire pas les leçons et les évènements avec le temps sont oubliés, effacer le passé c’est ce que veut le régime.
- Absence et présence :
Wen décède en novembre 2012, pendant quelques mois J.F. Billeter remplit des carnets et se demande si l’expérience du chagrin est partageable et si l’on peut proposer à autrui d’en tirer quelque enseignement. Un petit livre « Une autre Aurélia » complète le premier ouvrage.
Pas de détails sur Wen, pas d’anecdotes mais des pensées sur l’absence et la présence. « Le souvenir est un début de présence qui se forme en nous. Le néant interrompt ce développement, cette interruption provoque une sidération. J’ai trouvé un moyen de l’éviter : accepter le souvenir naissant comme forme de présence sans y ajouter l’idée d’absence » (p.18).
Il faut refuser le mot deuil, « le vocabulaire sinistre du décès, de la perte…me fait maintenant horreur…Il me prescrit la valeur affective que je suis censé donner à mon émotion. Il me prive de la liberté de l’interpréter comme je l’entends ou de la laisser se transformer » (p.26)
Comme dit l’auteur c’est un livre sur l’émotion, « on ne choisit pas nos émotions mais on choisit comment les interpréter ». J.F. Billeter précise qu’il « se met à imaginer notre aventure de son point de vue. Voilà quelque chose qu’il n’y a pas dans Proust ».
« Aurélia », est-ce un titre adapté ? Wen n’a rien à voir avec Jenny Colon, l’héroïne d’Aurélia, et J.F. Billeter est bien loin de Gérard de Nerval et de ses crises de folie. Certes le Docteur Blanche, ce médecin qui a soigné G. de Nerval, avait compris la valeur thérapeutique que peut avoir l’ecriture et l’avait beaucoup poussé à écrire « Aurélia ». « Une autre Aurélia », ce livre magnifique, est peut-être aussi une forme de thérapie…
Bertrand Mialaret
- Jean François Billeter, « L’art chinois de l’écriture », Skira, Genève, 1989, 320 pages.
- Jean François Billeter, « Etudes sur le Tchouang-tseu », Editions Allia, 2006, 290 pages.
- Jean François Billeter, « Chine trois fois muette », Editions Allia, 2000, 148 pages.
- Jean François Billeter, « Contre François Jullien », Editions Allia, 2006, 122 pages.
- Jean François Billeter, « Une rencontre à Pékin », Editions Allia, 2017, 150 pages.
- Jean François Billeter, « Une autre Aurélia », Editions Allia, 2017, 92 pages.
- Chen Jo-Hsi, « Le Préfet Yin », introduction et traduction par Simon Leys. Editions Denoel 1980, 270 pages.
La traduction anglaise est de Nancy Ing et Howard Goldblatt, Indiana University Press, 1979, 220pages.