Un environnement exceptionnel, elle est née en 1946 à Shanghai, dans une famille de banquiers très connue. Après 1949, la famille passe quelques années à Hong Kong puis retourne à Shanghai. Elle fait des études en anglais et en chinois et termine le collège en 1964, trop âgée pour être envoyée « à la campagne ». Une année en anglais dans une école de formation de professeurs, elle enseignera jusqu’en 1979, date à laquelle elle publie une nouvelle puis en 1982 un recueil « Death of a Swan » et trois ans plus tard devient membre de l’Union des Ecrivains.
Eléments essentiels : elle parle et peut écrire en anglais, elle a voyagé hors de Chine. Elle vit souvent à Hong Kong même si elle s’y sent étrangère. Son environnement familial lui a beaucoup apporté bien qu’il ait été la source de graves ennuis pendant la Révolution Culturelle. On ne parle pas dans ses livres de paysannerie ou de réforme agraire mais de bourgeoisie et des employés des villes, de Shanghai.
Un amour pour Shanghai :
La ville est un personnage important tant dans ses 70 romans et nouvelles que dans les six livres consacrés à Shanghai écrits à partir de 2002 et pour éviter que cette culture ne disparaisse. Comme chez Eileen Chang, le décor est important, on nous parle de vêtements, de mode, de coiffure, de bijoux…Le style de Shanghai se retrouve dans tous ses textes.
C’est aussi à la Révolution Culturelle à Shanghai qu’elle a consacré beaucoup d’efforts pour traduire en chinois le livre de Nien Cheng « Life and Death in Shanghai » (12), un des documents de base sur cette période. Nien Cheng qui fut mariée au Président de Shell à Shanghai, fut emprisonnée de 1966 à 1973 et a pu enfin émigrer aux Etats Unis.
Chrétienne depuis 1979:
C’est pour elle important: “because I am a Christian, I also observe my surroundings from a different angle. Whenever I pick up my pen, I feel that there is a dove soaring in my heart”. Mais elle sépare religion et écriture: “I don’t want to put religious terms in my story just because I am a Christian…A Christian shows his religion by his behaviour and worldview, not by words from the Bible”(11).
La religion la rend optimiste malgré les périodes très troublées qu’elle a vécues. Dans une de ses meilleures nouvelles « In my heart there is room for three » (9), elle nous conte l’évolution amoureuse d’une technicienne en biologie de 33 ans que sa mère veut marier à un veuf beaucoup plus âgé ; elle est attirée par la religion et rencontre à l’église un homme qui dessine et qui malgré ses béquilles est un artiste qui fera sans lui dire un portrait d’elle ; un optimiste « It’s not enough merely to hope for something, you’ve got to work for it ».
Une famille de la grande bourgeoisie :
Elle considère que cette classe sociale a été très injustement traitée même quand elle acceptait la révolution communiste et voulait participer à l’édification de la Chine nouvelle. « I have the duty to speak up for people with my background.” (11)
En 1989, elle publie “The Banker » (1), un long roman qu’elle écrivit après trois mois de séjour à Hong Kong auprès de son grand père le modèle du livre. Un ouvrage intéressant sur la Shanghai de la période japonaise, de 1937 à 1945, qui nous dépeint la vie du Président de la Cathay Republic Bank, de sa famille, de ses relations et de ses difficultés avec des concurrents qui cherchent à nuire à l’image de la banque. L’occupation des Japonais change la donne ; il reste en fonction sans beaucoup de pouvoir mais protège ses employés et maintient des liens avec la Résistance.
Après la guerre, les délégués corrompus des Nationalistes lui créent d’autres problèmes mais il est soutenu par son personnel. « Corruption and decay among the Nationalists have already reached an extreme and it will be the Communists who actually unite the nation and serve the people” (p.458).
L’histoire de la période n’est pas au cœur du roman ; les épisodes sont brièvement mentionnés mais ce qui intéresse vraiment la romancière, c’est la vie de cette grande famille, les intrigues, les amours, les turpitudes. La fortune et le style de vie que l’on s’efforce de conserver sont l’essentiel.
Peu de développements ; un tempo très lent, mais le narrateur extérieur ne joue pas un rôle moralisateur (contrairement à d’autres textes) cependant il ne nous convainc pas quand il ne détaille que les éminentes qualités de ce président.
La bourgeoisie et la Révolution :
On a souvent oublié que dans les premières années les communistes cherchèrent à attirer les Chinois d’outre-mer et à se concilier les capitalistes et dirigeants d’entreprise : un intérêt annuel sur la valeur des actifs nationalisés était versé, ce qui permettait à cette bourgeoisie shanghaienne de maintenir son train de vie.
Plus tard une partie des biens saisis, notamment les demeures, sera rendu à leurs propriétaires. C’est l’un des thèmes du court roman de 1981 « The Blue House » (2) qui fut un succès en Chine. Le fondateur de la famille Gu doit sa fortune à la guerre qui a fait exploser le prix des stocks de fonte qu’il avait achetés. Il développe ses affaires de manière souvent malhonnête et son divorce provoque le suicide de sa femme.
Son second fils, Gu Hongfei, refuse d’épouser la femme choisie par son père, rompt publiquement les relations avec la famille, devient professeur et épouse une infirmière. Ils sont respectés, heureux et vivent modestement. La maison familiale est restituée à son demi-frère qui n’a jamais travaillé et a bénéficié des intérêts versés par l’Etat. Le fils de Gu Hongfei rêve d’habiter dans la Blue House. Ce rêve lui fera négliger une jeune fille dont il était amoureux ; il n’a pas la rigueur morale de ses parents…L’argent est l’essentiel ; « The Blue House was nothing more than a gorgeous tomb. Neither time, nor air, nor light entered it’s thick walls. »
Un tout autre ton que dans « The Banker » ; les « capitalistes nationaux » ne sont pas toujours recommandables…, mais on ne parle ni de politique ni du Parti ; on se borne à vanter la responsabilité sociale des parents.
Un court roman, “When a baby is born” (4) est une critique plus rude de l’attitude des shanghaiens. Tang Dawei a lui aussi rompu avec une famille riche qui profite des intérêts versés par l’Etat. Il vit dans le désert de Gobi près d’une mine où il travaille avec sa femme. Les contraintes et interdits sociaux ont fait le malheur de sa mère et de sa vie à Shanghai. L’auteur oppose la morale et la générosité de ceux qui travaillent dans les mines, à l’arrogance des Shanghaiens qui ne pensent qu’à l’argent et se défilent devant leurs responsabilités.
Un texte décevant, une volonté moralisatrice irritante, des personnages qui ne sont que des esquisses, ce qui n’est pas le cas dans les romans précédemment mentionnés. De plus peu de développements de l’intrigue et un final assez faible.
Les communistes et la Révolution Culturelle :
Cheng Naishan, dans plusieurs textes, souligne les aspects positifs de l’action des communistes qu’il s’agisse du développement de l’éducation, des mesures prises pour lutter contre la prostitution…Elle montre les faiblesses de la lutte des Nationalistes contre les Japonais et analyse la corruption dans l’administration de Chungking.
Dans une belle nouvelle, « La théière-cameléon » (7), elle souligne l’impact de l’opium et la lutte contre la drogue. Les parents de Xiuzhen ont accepté qu’elle parte comme servante à Shanghai. Elle deviendra un élément important de la famille Hé, une personne de confiance à qui l’on confiera un trésor, une théière de Yixing qui change de couleur quand on y infuse du thé mais qui crée le malheur autour d’elle.
Xiuzhen, rentrée au village, se marie avec un notable plus âgé et opiomane. Le Parti le convoque alors qu’il est en manque. Elle repartira à Shanghai, bien géré par les communistes, où les prix sont stables. Son mari, le seul propriétaire de la région sera finalement fusillé et la théière sera perdue.
Les problèmes politiques ne sont pas abordés directement, mais l’auteur évoque constamment l’inquiétude dans toutes les classes sociales, de quoi demain sera-t-il fait ?
L’auteure nous parle dans plusieurs nouvelles des drames de la Révolution Culturelle ; sa famille a été touchée comme de millions d’autres. Cet évènement est mentionné comme une espèce de décor mais n’est pas traité en tant que tel comme pourraient le faire Mo Yan ou Yan Lianke.
« The piano tuner » (3) est un des textes les plus réussis. Little Chiu est le neveu de oncle Wen l’accordeur de pianos qui reprend du service après la Révolution Culturelle et la restitution de leurs demeures à des grandes familles. Il se souvient que son oncle avait accordé le piano de Lucy Liu, une camarade de classe. Ses parents, à la suite d’une action des Gardes Rouge, ont disparu et Lucy a été recueillie par Wen. Amoureux, Chiu lui confectionne en carton un clavier de piano qui lui permettra de continuer à s’exercer.
Les parents reviennent, Lucy Liu se marie. Chiu retournera accorder le piano. Un progrès, il ne rentre plus par la porte de derrière et ne dine plus à la cuisine. Il peut parler de musique car il a fait des études au conservatoire et c’est le mari de Lucy qui donnera des leçons de violon à son fils.
Parfois les textes ne parlent que du passé, de l’avant 1966, c’est le cas de « The Plea » (10), une nouvelle de moindre qualité. Il vient d’une riche famille, sa fiancée l’a rejeté quand la maison familiale a été confisquée. Il donne des leçons d’anglais et épouse une de ses élèves qui travaille après ses études dans une usine du voisinage. Il pense sans cesse à son riche passé qui revient car ses parents récupèrent leur demeure et beaucoup d’argent. Les amis affluent mais il s’éloigne de sa femme et ils finiront par se séparer.
L’héritage de la Révolution :
Cheng Naishan connait fort bien les privilégiés mais aussi les classes populaires car elle a enseigné de longues années dans des écoles de banlieue. « The Poor Street » (8) est un court roman de l’année 1989 plutôt réussi malgré des passages un peu moralisateurs.
Une jeune professeure d’une famille privilégiée enseigne dans une école d’un quartier pauvre à une heure de bus de chez elle. Elle découvre la pauvreté, le vide culturel, le maintien des classes sociales et de comportements archaïques. Elle s’adaptera, aidée par un collègue. Dans ces quartiers, le rôle des enseignants est essentiel tant pour les références de comportement que pour l’ouverture sur le monde.
Les habitudes sociales n’évoluent que très lentement. Dans « Ton nom, mon prénom » (5), on nous conte d’une manière plaisante et souriante la vie de madame Zhong, concubine puis maitresse d’hommes d’affaires connus. Mais à leur mort, ils ne lui laissent rien : « Pour un sourire de leur belle, ils dépenseraient une fortune-pur geste de galanterie. Mais mentionner un centime à leur attention sur un testament est une autre affaire ».
Pendant la Révolution Culturelle, c’est sa bonne Xiu Zhen qui la protège, elle l’adopte. Comme celle -ci a une fille et un petit fils, c’est sa bonne qui lui donne une famille.
Avant sa mort en 2013 des suites d’une leucémie, Cheng Naishan nous offre une conclusion, une synthèse. « Happy Birthday » (6) est un court roman sur la journée de l’anniversaire de Zhenzhen. Elle a 45 ans, un mari Jize et une fille Jiayin. Zhenzhen est bien payée pour un travail dans une joint-venture. Jize n’a pas voulu partir à l’étranger quand ils en ont eu la possibilité, et n’a pas investi les fonds qui lui ont été retournés de manière optimale.
Rien de vraiment grave mais comme beaucoup de bourgeois de Shanghai, elle voudrait partir car l’évolution politique qui fut si dramatique est imprévisible. Ce qui l’inquiète vraiment c’est le changement de génération, une seule chose compte, l’argent. « People nowadays are not willing to contribute anything to society. What they want is money….I am worried about the future of China.” (11)
Bertrand Mialaret
(1) Cheng Naishan, « The Banker », translated by Britten Dean. China Books 1992, 460 pages.
(2) Cheng Naishan, “The Blue House”, Panda Books, 2005, 310 pages.
(3) Cheng Naishan, “The Piano Tuner”, translated by Britten Dean, China Books 1989, 176 pages. Title story, page 143-172.
(4) Cheng Naishan, “When a baby is born”, translated by Benjamin Chang, Better Link Press 2010, 170 pages.
(5) Cheng Naishan, “Ton Nom, mon Prénom », Page 101 à 139, traduit par Marie Laureillard, in « Shanghai, fantômes sans concession », Editions Autrement 2004.
(6) Cheng Naishan, « Happy Birthday » page 109 à 196, in “Contemporary Chinese Women Writers”. Panda books, 19993.
(7) Cheng Naishan, “La théière caméléon », page 77 à 151, traduit Liu Hanyu in « Œuvres Choisies des femmes écrivains chinoises », Panda 1995. In English, « Gong Chun’s Teapot », translated by Li Guoqing in « The Blue House”, Panda 2005, P. 243-302.
(8) Cheng Naishan, “The Poor street”, Page 128 -229, translated by Frances Mc Donald in “The Blue House”, Panda 2005.
(9) Cheng Naishan, “In my heart there is room for three”, page 117-129, in “The Piano Tuner”.
(10) Cheng Naishan, “The Plea”, page 131-142, in “The Piano Tuner”.
(11) Laifong Leung, “Interviews with Chinese writers of the lost generation”, ME Sharpe 1994, 390 pages.
(12) Nien Cheng, “Life and death in Shanghai”, Grove Press 1986, 540 pages. (en Français, “Vie et mort à Shanghai”, Albin Michel, 1987, 487 pages).