La romancière Chi Zijian dans un livre magnifique, « Le dernier quartier de lune» (1) nous fait découvrir le crépuscule des Evenki, nomades éleveurs de rennes sur « La rive droite de la rivière Argun », selon le titre original, mieux adapté.
- 1- Les Evenki et la rivière Argun :
La rivière Argun sur 900 kilomètres, sert de frontière entre Chine et Russie et près de Mohe, la ville la plus au nord de la Chine, rejoint la Chika pour former le fleuve Amur (Heilonjiang en Chinois) qui, sur 1600 kilomètres, matérialisera la frontière.
Les Evenki (connus autrefois comme Tungus et dont la langue est proche du mandchou) comptent en Chine 30000 personnes (et 35000 en Russie). Ils constituent en Chine l’un des 55 groupes ethniques ou nationalités. Ils proviennent de la zone entre le lac Baikal et la rivière Amur. Il s’agit d’un peuplement très ancien; ils ont toujours vécu avec des rennes alors que d’autres tribus élèvent des chevaux.
Chi Zijian est l’auteure de quarante romans et longue nouvelles dans des styles très divers; elle a été couronnée par trois prix littéraires Lu Xun et pour le présent roman par le prix Mao Dun (le Goncourt chinois) en 2008.
Née en 1964 près de Mohe, la ville la plus au nord de la Chine, elle suit l’université normale de Pékin et est maintenant responsable de l’Union des Ecrivains de Mandchourie et vit toujours à Harbin, cette ville qui nous fascine en hiver par ses sculptures et ses palais de glace.
Chi Zijian a été fort bien traitée par les éditeurs et traducteurs français: trois recueils de nouvelles publiées par Bleu de Chine de 1997 à 2004, un recueil (2) et un roman (3) chez Philippe Picquier. Les publications chez Picquier ont été magnifiquement traduites par Yvonne André et Stéphane Lévêque, qui s’étaient déjà fait connaître par la traduction d’un des plus beaux romans de la littérature chinoise « Le chant des regrets éternels » de Wang Anyi (4).
2- Chi Zijian et les Evenki :
Dans une postface non publiée mais traduite par Bruce Humes, le traducteur de la version anglaise du livre, sur son site Ethnic China Lit (www.bruce-humes.com) , Chi Zijian nous explique qu’ayant passé les 17 premières années de sa vie dans la région de Mohe, elle connaissait les tribus Orogen et Evenki. L’exploitation de la forêt, commencée dans les années 1960, déséquilibre le mode de vie des Evenki et de leurs rennes; les autorités vont alors tenter de les sédentariser à Genhe en Mongolie Intérieure (6).
Un voyage en Australie et des contacts avec les aborigènes à Darwin, lui montrent que les conséquences d’une sédentarisation (alcoolisme, prostitution, dégénérescence de l’art ancestral en souvenirs pour touristes…) sont comparables; mais pour les Evenki, c’est plus grave car les rennes ne peuvent pas vivre parqués comme du bétail. Elle retourne en Mongolie Intérieure pour enquêter et rencontrer les Evenki âgés qui retournent dans les montagnes et la jeune génération qui se voit bien vivre en ville (5).
La narratrice, dont on ne connaît pas le nom, a quatre vingt dix ans et a été l’épouse de deux chefs de clan Evenki. Elle nous conte sa vie et celle de son peuple. En introduction de chacune des quatre parties du livre, elle nous parles des Evenki d’aujourd’hui et de l’impossibilité pour beaucoup d’une vie sédentaire.
3-Des acteurs essentiels: les rennes et les shamans:
Les Evenki ont de l’amour pour leurs rennes qui sont beaucoup plus qu’un troupeau, presque des partenaires. « Jamais je n’ai vu un animal aussi doux de caractère, ni aussi résistant que le renne. Il a beau être d’une taille respectable, il est très agile…Ce sont les Esprits qui nous ont fait don des rennes. Sans eux, nous n’existerions pas » (p.33).
Les hommes et les rennes s’accompagnent mutuellement dans les migrations à la recherche des mousses pour les rennes et de nouveaux terrains de chasse. Ils sont libres avec leurs grelots mais reviennent chaque matin au camp. On ne mange pas leur chair, on boit leur lait et on les utilise pour transporter hommes et campements.
Les rennes sont l’obstacle majeur à une vie plus sédentaire. Comme dit la narratrice: « mes rennes n’ont rien fait de mal, je ne voudrai pas les savoir en prison. Je deviendrai sourde si je n’entendais pas le son de leurs clochettes, clair comme l’eau qui coule » (p.12).
Les shamans ne purent toujours protéger les Evenki des épidémies et pourtant ils savent guérir; ils peuvent intercéder auprès des Esprits qui sont partout. Les shamans, hommes ou femmes, découvrent progressivement leurs pouvoirs qui les font reconnaître par le clan.
Mais sauver des vies a un prix: un Japonais, lieutenant Hoshida, demande de guérir sa blessure à la jambe, le shaman lui explique que cela lui coûtera la vie de son cheval. Le cas de Nihau, la shamane, est plus tragique: « elle nous raconte en pleurant que lorsqu’elle a quitté le campement, elle savait que si elle sauvait la vie de l’enfant malade, elle perdrait un de ses enfants (p.204).
4-La forêt et les hommes:
La forêt est toute leur vie, leurs huttes coniques faites d’écorce, de peaux et de bois sont facilement transportables. Les morts ont une sépulture « dans le vent », placés sur des plates-formes au sommet des arbres. Les arbres doivent être respectés, on ne les coupe pas inconsidérément. L’écorce de bouleau sert à fabriquer tous les objets usuels ainsi que les canoës. Une exposition récente au musée du Quai Branly à Paris a pu présenter les tribus le long du fleuve Amour avec peu d’objets Evenki mais avec d’étonnants manteaux en peau de poisson.
Les animaux sont chassés avec respect, petits comme les écureuils (dont on vend les peaux) et les faisans, plus gros comme les chevreuils, massifs comme les élans et les ours. Ils peuvent devenir des immortels: deux jeunes filles inconnues se sont jointes aux funérailles d’Ivan, des renardes qu’Ivan avait épargnées. De même un serpent est la réincarnation de Tamara, le mère de la narratrice.
5- Le cycle de la vie :
Tous les personnages du livre ont une histoire; le schéma de la généalogie du clan est la première page du roman. La filiation de chacun est essentielle, tous ont des caractères propres, leurs qualités et leurs petits côtés.
Les antipathies, les rivalités sont évoquées et leurs conséquences peuvent être graves. Les Evenki ne sont pas idéalisés mais parfois ils sont réincarnés : « Le grand père de Ladije comprit que les hommes se révèlent par les nuits de pleine lune. La position que prend un homme en dormant indique qui il fut dans sa vie antérieure, un ours ou un tigre, un serpent ou un lièvre »(p.167).
L’amour joue un rôle primordial dans les relations, il est vanté, magnifié tout comme la sexualité; les femmes ont un rôle essentiel même si quelques tabous subsistent (généralement elles ne chassent pas et ne doivent pas approcher les forgerons: «une femme était comme l’eau, en s’approchant, elle risquait de faire s’éteindre les flammes du foyer » (p.138).
Certains évènements majeurs parviennent jusqu’aux montagnes des Evenki: l’occupation japonaise et le Mandchukuo, mais les Japonais ne sont pas présentés comme démoniaques comme souvent dans les romans chinois. L’opposition entre communistes et KMT, la réforme agraire, la famine du Grand Bond en avant, la Révolution Culturelle et les exactions des gardes rouges, tout cela crée des incidents parfois graves mais ne change pas leur mode de vie.
C’est l’exploitation de plus en plus intensive de la forêt qui crée la rupture. Et c’est à partir de 1959 que se manifeste une volonté politique de les sédentariser dans plusieurs villages puis à Genhe (6).
Mais le roman ne se transforme jamais en pamphlet écologique, c’est un magnifique poème sur la vie, les hommes et la nature. Le style est simple, peu de longues descriptions mais des dialogues très vivants. C’est la vie de son clan que nous conte la narratrice selon ses priorités et avec ses propres mots. On est ému par la vie de tous les jours sans évènements spectaculaires, sans tragédies historiques majeures (comme dans « Les survivants » de Wuhe (7), un grand roman sur les aborigènes de Taiwan).
Bertrand Mialaret
- (1) Chi Zijian, « Le dernier quartier de lune », traduit par Yvonne André et Stéphane Lévêque. Philippe Picquier, septembre 2016, 360 pages, 22 euros.
- (2) Chi Zijian, « Toutes les nuits du monde », traduit par Yvonne André et Stéphane Lévêque; P. Picquier 2013.
- (3) Chi Zijian, « Bonsoir la rose », un beau livre qui nous conte la vie de Lena et des juifs de Harbin pendant la première moitié du 20ème siècle. Traduit par Stéphane Lévêque et Yvonne André. P. Picquier 2015, 185 pages, 20 euros.
- (4) Wang Anyi, « Le chant des regrets éternels », P. Picquier 2006.
(5) Un bel ensemble de photos voir www.chinannc.com/English/ewenki
- (6) Richard Fraser, « Forced relocation among the reindeer- Evenki of Inner Mongolia. Leiden University, www.academia.edu/1071866/Forced-Relocation
- (7) Wuhe, “Les Survivants”, traduit par Emmanuelle Péchenart et Esther Lin-Rosolato. Actes Sud 2011.