Quand on recense les recueils de nouvelles et de courts romans de la littérature de Taiwan, on est étonné de constater que, après plusieurs publications au cours des années 2000 et notamment deux recueils dirigés par Isabelle Rabut et Angel Pino (1), aucun nouveau livre jusqu’en 2016. Trois ouvrages sont alors publiés sur lesquels on reviendra : un hors-série sur Taiwan de l’excellente revue Jentayu (3), un bon recueil « Taipei, histoire au coin de la rue » publié par l’Asiathèque (4) et six « Nouvelles de Taiwan » en 2018 (5).
Mais une publication crée l’évènement au début de 2017 : l’Anthologie historique de la prose romanesque taiwanaise moderne, deux volumes sous la direction de Isabelle Rabut, professeur à l’INALCO et de Angel Pino, professeur à l’Université de Bordeaux Montaigne.
Le premier livre, « Le petit bourg aux papayers » (6) nous fait découvrir les écrivains de la période coloniale et des nouvelles en chinois et en japonais. Le deuxième volume, « Le cheval à trois jambes » (7), traite du retour à la Chine, des massacres du 28 Février 1947 et de l’exil à Taiwan des partisans de Chang Kai-shek. L’instauration de la loi martiale en vigueur jusqu’en 1987, s’accompagne d’une répression littéraire (littérature chinoise de gauche, interdiction de l’usage du japonais et des dialectes taiwanais…) qui ne parviendra pas à étouffer les groupes modernistes.
Ces deux livres ont été présentés en février 2017 au Centre Culturel de Taiwan à Paris où l’on a pu assister également à la projection de deux documentaires sur les écrivains Lin Haiyin et Wang Wenxing.
Ces deux volumes comme les deux suivants sont particulièrement soignés : introduction des éditeurs replaçant les œuvres traduites dans le contexte économique, politique et culturel de l’époque ; les biographies et les commentaires introductifs sur les auteurs et les œuvres sont très utiles tout comme les notes qui bien souvent sont indispensables.
– Les deux derniers volumes :
Ils viennent d’être publiés et ont été présentés par les éditeurs à la Librairie Le Phenix à Paris, le Vendredi 1er Février à 18 heures. Une réunion est prévue le dimanche 10 février à 14h30 au Centre Culturel de Taiwan.
Le troisième volume « De Fard et de Sang » (8), traite de l’évolution de la position internationale de Taiwan, de sa politique intérieure et de la controverse autour de la littérature du terroir. On retrouve avec plaisir des auteurs déjà traduits en français (et en anglais…) tels que Huang Chunming, Zhang Xiguo (Chang Shi-kuo), Wuhe et Li Ang dont la nouvelle donne son titre au volume.
Le dernier volume « Félix s’inquiète pour le pays » (9) reprend comme titre une belle nouvelle de Zhang Dachun. Ce volume est très riche et l’on va détailler les principaux écrivains traduits et référencer les articles que je leur ai consacrés dans le passé.
Les éditeurs soulignent la complexité des relations avec la Chine et l’évolution vers la démocratie après la fin de la loi martiale en 1987. L’alternance se met en place entre partis politiques, entre KMT et PDP ; une femme, Tsai Ing-wen, du PDP, est élue Présidente de la République en 2016. La culture taiwanaise est valorisée ainsi que les aborigènes et leurs langues ; l’histoire de la terreur blanche est clairement abordée mais les tensions sont continuelles entre ceux qui prônent l’indépendance et les partisans de la réunification.
Pour les éditeurs, l’histoire littéraire de Taiwan « s’inscrit non pas en termes de courants littéraires mais en fonction des groupes…qui cohabitent sur le sol de l’ile, même s’ils se réclament de plus en plus d’une même identité taiwanaise ». La littérature des villages de garnison en fournit une bonne illustration, abordée par un recueil en 2001 (2), développée par un ouvrage consacré à la famille Chu (1) et analysée par un article d’Angel Pino (10) et un colloque à l’INALCO en octobre 2014.
– Zhu Tianxin : dix-neuf jours du nouveau parti (p.197à 253) :
De nombreuses nouvelles avaient déjà été traduites (1et 2) mais les « Dix Neuf Jours… » n’étaient disponibles qu’en anglais (11). A l’automne 1988, à l’annonce de la taxation des plus-values, la Bourse de Taipei plonge. Avec beaucoup d’humour, Zhu Tianxin, nous parle des transformations dans la vie d’une mère de famille. Elle boursicote avec une amie, lit les journaux financiers sans en parler à sa famille. L’attitude du KMT et du PDP vis-à-vis de la Bourse, des gros et petits spéculateurs, devient le thème des discussions familiales.
– Zhu Tianwen : Splendeur fin de siècle (p.159 à 190) :
Zhu Tianwen, la sœur aînée, est trop souvent présentée comme l’auteure des scénarios d’un cinéaste majeur, Hou Hsiao-hsien. L’Asiathèque a publié deux scénarios : « La cité des douleurs » et « The Assassin ». C’est une écrivaine de tout premier plan qui, en 2015, s’est vu attribuer le prix Newman, succédant ainsi à Mo Yan, Han Shaogong, Yang Mu. Le prix lui a été décerné précisément pour un recueil de huit nouvelles, paru en 1990, contenant « Splendeur fin de siècle ».
Ce texte décrit « un univers post moderne en perpétuel mouvement, paradis de la technologie et de la consommation ou les relations humaines sont marquées par le narcissisme et l’inconstance » (p.155). Mia était amoureuse de Kai qui « était tellement beau qu’il n’était amoureux que de lui-même ». Elle est maintenant la maîtresse de Duan et n’a que deux ans de plus que l’aîné des enfants de celui-ci. Elle est indépendante financièrement ; son monde, c’est la mode, les couleurs, les fleurs, les herbes séchées. C’est un peu une sorcière, une femme urbaine qui vit dans le luxe et pour qui une incursion en banlieue est très angoissante…
– Su Weizhen : Un bout de chemin avec lui (p.119 à 149).
Fei Min, après son diplôme universitaire, a rejoint un journal ; elle vit une histoire d’amour de quelques mois avec un homme, un sculpteur et se suicide. Elle a voulu dans cette histoire y mettre tout son cœur ; « pour faire de quelqu’un son ami, il faut y consacrer toute sa vie ». Cet homme est transparent et secret, préoccupé surtout par sa réussite sociale. Elle met de côté tout ce qui n’a pas de rapport avec lui car il a besoin de « beaucoup, beaucoup d’amour ».
Certaines de ces voix féminines ont été rangées sous l’étiquette de « littérature de boudoir ». Le succès peut s’expliquer par le poids du lectorat féminin et la proximité de certaines avec le pouvoir nationaliste.
J’avoue ne pas avoir été vraiment séduit. Une autre nouvelle « Image de Xiao Wei » avait déjà été traduite en français (2) ; il s’agit de deux sœurs que tout oppose…Quatre autres nouvelles ont été publiées par Bleu de Chine (12). Su Weizhen est une personnalité importante, auteure d’une vingtaine d’ouvrages dont plusieurs consacrés à Eileen Chang. Elle a été très longtemps rédactrice du supplément littéraire de l’United Daily News.
– Ping Lu, la mort dans le champ de maïs (p.74 à 112).
Née en 1953, Ping Lu a travaillé aux Etats Unis et à Taiwan devint rédactrice en chef du China Times ; elle est actuellement directrice de Radio Taiwan International. Elle a été remarquée par un roman sur le couple formé par Sun Yat-sen et Soong Ch’ing-ling (13).
Dans un champ de maïs, proche de son domicile, un jeune taiwanais est retrouvé mort ; la police ne parle pas d’homicide. Le narrateur, correspondant à Washington d’un journal taiwanais, va enquêter. Leurs vies conjugales difficiles les rapprochent. Le défunt est probablement sur une liste noire à Taiwan car il a participé au mouvement des iles Diaoyutai durant lequel de jeunes taiwanais aux Etats Unis condamnaient l’inaction du gouvernement et étaient proches de la Chine continentale.
Ce texte est très réussi : l’épouse, un collègue, sa fille, un camarade de classe, évoquent le caractère du mort. Le champ de maïs rappelle les souvenirs des champs de canne à sucre et le narrateur retournera à Taiwan et divorcera car sa femme veut rester aux Etats Unis et ne désire pas d’enfants.
– Zhang Dachun : Félix s’inquiète pour le pays (p.261à 292) :
Zhang Dachun est un des écrivains les plus connus, il est venu en octobre 2016 à Paris au Centre Culturel de Taiwan, présenter les souvenirs de trois générations de sa famille. Né en 1957, il a travaillé dans de nombreux médias (radio, télévision) et s’est essayé à tous les genres littéraires. Plusieurs de ses romans sont traduits notamment « Enfant des Rues » et un recueil de nouvelles « La stèle du général ».
« Félix » est un texte de grande qualité. Le héros est balayeur dans un village de garnison et Bonheur, son fils aîné, l’aide à lire notamment les proclamations du Président. Celui-ci meurt le 5 avril 1975; à partir de là, tout va mal. Félix recueille les proclamations et commence à écrire des articles, mais comment se faire publier. Pas de réponse quand il écrit aux journaux. Il fait dupliquer 4 000 exemplaires qu’il distribue le long des rues qu’il balaie. Beaucoup d’humour et d’impertinence sur la politique et les politiciens !
Bertrand Mialaret
(1) Isabelle Rabut et Angel Pino, « Anthologie de la famille Chu », Christian Bourgois éditeur, 2004, 328 pages.
(2) Isabelle Rabut et Angel Pino, « A mes frères des villages de garnison », Bleu de Chine 2001, 285 pages.
(3) Jentayu. Hors-Série N°1. Taiwan, 2016, 250 pages.
(4) « Taipei, histoires au coin de la rue », Préface de Gwennaël Gaffric. L’Asiathèque 2017, 230 pages.
(5) Nouvelles de Taiwan ; Magellan et Cie, mars 2018, 175 pages.
(6) « Le petit bourg aux papayers », sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut. You Feng 2016, 380 pages.
(7) « Le cheval à trois jambes », sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut. You Feng 2016, 330 pages.
(8) « De fard et de sang », sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut. You Feng 2018, 460 pages.
(9) « Felix s’inquiète pour le pays », sous la direction de Angel Pino et Isabelle Rabut, You Feng 2018, 440 pages.
(10) Angel Pino, « Taiwan, la littérature des villages de garnison », Les Temps Modernes, juillet-septembre 2014, page 145à184.
(11) Zhu Tianxin, « Nineteen Days of the new party”, traduit par Martha Cheung in City Women, Renditions 2001.
(12) Su Weizhen, “Séparations”, petits romans traduits par Véronique Jacquet-Woillez, Bleu de Chine 2005, 149 pages.
(13) Ping Lu, « Le dernier amour de Sun Yat-sen, traduit par Emmanuelle Péchenart. Mercure de France, 2008, 264 pages. Traduit en anglais par Nancy Du sous le titre « Love and Revolution », Columbia University Press 2016, 165 pages.