On a mentionné il y a quelques jours, « L’Anthologie historique de la prose romanesque taiwanaise moderne », quatre volumes sous la direction de Isabelle Rabut, professeur à l’INALCO et Angel Pino, professeur à l’université de Bordeaux Montaigne. Les deux derniers volumes, « De fard et de sang » et « Félix s’inquiète pour le pays », ont été présentés par les éditeurs à la Librairie Le Phénix à Paris, le vendredi 1er février et le seront au Centre Culturel de Taiwan le dimanche 10 février à 14heures 30.
Dans le dernier volume, on a évoqué les nouvelles des sœurs Zhu, de Su Weizhen, de Ping Lu et de Zhang Dachun. « De fard et de sang » (1) est un ensemble peut-être plus complexe, d’une qualité comparable, mais on peut s’interroger sur les critères de sélection d’œuvres qui le plus souvent sont reliées à la littérature du terroir.
La remarquable introduction des éditeurs mentionne la croissance économique de l’ile, l’urbanisation, l’éducation mais aussi les profonds changements dans la position internationale de Taiwan après l’établissement de relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine.
La mort de Chang Kai-chek en 1975, permet d’engager une libéralisation du régime et un accroissement du poids des Taiwanais de souche dans les instances du pouvoir. Des indépendants, opposants au Guomintang, se présentent aux élections et parviendront à fonder le Parti Démocrate Progressiste.
-La « littérature du terroir » :
Sur le plan littéraire, les éditeurs insistent sur le rôle des suppléments littéraires de deux quotidiens et de cinq maisons d’édition qui vont publier de jeunes écrivains durant les années 1960-1980. Le mouvement de la littérature du terroir évoque ce qui est local, opposé à ce qui vient de l’extérieur, le terre, la campagne et non la ville.
« La littérature peut et doit remplir une mission sociale, en témoignant de ce que vivent les gens ordinaires, notamment les plus humbles » (p.18). Les revers géopolitiques favorisent ce mouvement ; il faut s’appuyer sur les réalités et les cultures locales. Certaines revues, par exemple « Le Trimestriel de la littérature » dont Huang Chunming est un proche collaborateur, diffuseront cette littérature malgré l’accusation de propagande communiste.
La controverse sur la littérature du terroir en 1977.1978, oppose les tenants de cette littérature à des écrivains proches du Guomintang ou du courant moderniste (Wang Wenxing). Ce mouvement est aussi une réaction contre le néo-colonialisme américain et s’oppose sur le plan littéraire à l’imitation des écrivains occidentaux, à une littérature fondée sur l’exploration du monde intérieur.
Les rapports avec la Chine, sont un sujet de division : certains critiquent un régionalisme excessif, craignent une position séparatiste et ne parlent que de « littérature chinoise à Taiwan » ; d’autres insistent sur les particularités de la culture taiwanaise et des œuvres écrites dans d’autres langues que le chinois.
– Hwang Chunming : « La noyade d’un vieux chat » (2) :
J’avais beaucoup apprécié en janvier 2014, le recueil de nouvelles « J’aime Mary » (3) ; « La noyade… » est un texte d’une qualité comparable. Au village de la « Source Pure », près du bourg de Jiezai, les villageois et les visiteurs viennent se baigner dans un petit étang. Les vieux du village se rassemblent autour de l’oncle Asheng qui vient d’apprendre que ceux de Jiezai ont réuni suffisamment d’argent pour construire une piscine alimentée par le puits de l’œil du Dragon qui risque alors de s’assécher.
Réunion protégée par la police, discours en Mandarin que peu de villageois comprennent. Asheng refuse le projet ; soutenu un temps, il ne peut bloquer la construction. Tout va se terminer tristement par sa protestation finale qui est aussi une incapacité à vivre dans un monde nouveau.
– Li Yongping, un sino-malaisien :
Un personnage intéressant, né en 1947 à Kuching, en Malaisie sur l’ile de Bornéo ; il fait des études universitaires à Taiwan puis pendant six ans aux Etats Unis. Il est avec Zhang Guixing, un des représentants de la littérature sino-malaisienne. La coupure entre la Malaisie et la Chine après 1949, pousse de jeunes malaisiens d’origine chinoise, à effectuer leurs études supérieures à Taiwan pour approfondir leur culture d’origine.
Ce mouvement se renforce après les émeutes anti chinoises de mai 1969 et l’implantation de la Nouvelle Politique Economique (NEP) qui limitait les droits économiques de la communauté chinoise. Li Yongping et Zhang Guixing abandonnèrent leur nationalité malaisienne. Li Yongping, nostalgique de la culture chinoise traditionnelle, décède en 2017 sans avoir pu terminer un roman de cape et d’épée (wuxia).
Li Yongping commence à écrire sous l’influence de Wang Wenxing et publie en 1986 le roman « The Jiling Chronicles » (4) qui le rendra célèbre. Le texte « Pluie par Temps de Soleil » (5), constitue le chapitre 2 des Chroniques de Jiling. Celles-ci tournent autour du viol de Changsheng par un voyou Sun Sinfang, puis de son suicide. Son mari, Liu Laoshi, le fabricant de cercueils, revient au village, mutile la femme de Sun Sinfang ; le bruit court qu’il est de nouveau au village…
– Hong Xinfu (1949-1982) : « La Fin du Spectacle » (6)
L’auteur est un représentant majeur de la littérature du terroir. Son œuvre est très centrée sur la région de Changhua et de Taichung. Une très belle nouvelle sur l’opéra taiwanais, le gezaixi, un symbole de la culture populaire traditionnelle.
Cet opéra se meurt, une troupe de vingt personnes, très célèbre autrefois, joue pour quelque spectateurs réunis devant les temples. Moins de décors mais la passion est toujours là surtout pour l’oncle Jinfa, le patron de la troupe. Nombre d’acteurs quittent le métier pour chanter (oh sacrilège !) de la variété et gagner enfin un peu d’argent. On chante aussi pour les funérailles. Finalement, en costume d’opéra, Xinjie doit chanter une chanson pop pour attirer les spectateurs…
Un texte réussi, l’opéra fait partie de la vie de la troupe ; Cuifeng allaite son bébé avant de rentrer en scène. Les enfants à l’école sont moqués par leurs petits camarades car ils figurent dans une pièce. On improvise pour permettre à une actrice d’aller consoler son enfant qui pleure…
– Wang Dingguo, « La Chute » (7)
Il est né à Lugang (comme Li Ang) en 1955. Après une école de commerce mais aussi la publication de plusieurs nouvelles, il commence une carrière d’homme d’affaires et fonde sa propre société. Il va publier à nouveau en 2003 tout en dirigeant la compagnie de construction qu’il a fondée.
Le thème du flux de souvenirs près de la mort est bien classique mais ce texte est très habile. Quatre personnes dans une voiture la nuit sur une route de montagne dangereuse. Sortie de route, deux roues sont dans le vide, le conducteur a été éjecté. Le narrateur est sur la banquette arrière avec son ancien rival à qui il a longtemps disputé de pouvoir épouser Neige, un mariage qui ne les a guère rendus heureux. Il laisse sortir son rival au risque de déséquilibrer la voiture ; il est « juste triste, très triste ».
– Li Ang, « De Fard et de Sang » (8) :
Elle est l’un des écrivains majeurs de la littérature taiwanaise. Née en 1952 à Lugang dans une famille aisée avec deux sœurs aînées, elles même écrivains. Des livres et des nouvelles d’une audace extrême pour l’époque. Sexe, pouvoir et violence faite aux femmes sont son fonds de commerce.
Trois de ses romans sont traduits en français (deux en anglais par Howard Goldblatt) dont le célèbre « La Femme du Boucher » (1983), inspiré d’un fait divers à Shanghai : une orpheline mariée à un boucher subit des violences jusqu’à le tuer avec son couteau et le dépecer !
Les nouvelles sont de très grande qualité mais les plus célèbres (« Flower Season », « Curvaceous Dolls ») ne sont disponibles qu’en anglais. La vie de Li Ang et ses rapports avec la politique et le parti d’opposition sont très intéressants, on y reviendra.
« De Fard et de Sang » est un texte réussi, une longue nouvelle publiée en 1997 qui tourne autour d’une commémoration des massacres du 28 février 1947 durant lesquels les troupes de Chang Kai-shek tuèrent des milliers de taiwanais révoltés.
Des photos pour cette commémoration, des photos de Maman Wang dont le fiancé a été fusillé. Enceinte, elle a donné naissance à un garçon qui devient un médecin remarquable. Maman Wang est une militante politique d’opposition qui s’occupe de maquillage et de couture.
Elle se recueille devant le cercueil de son fils, connu pour ses relations homosexuelles dans le Nouveau Parc (rendu célèbre par Bai Xianyong (12)). Elle va l’habiller, le maquiller. Un incendie se déclare dans l’immeuble, « tant de morts, tant d’âmes en peine, cela fait presque cinquante ans que personne ne les a apaisées, elles restent dans la ville sans avoir nulle part où aller, elles errent et cherchent partout des remplaçants » (p.273).
D’autres nouvelles figurent dans ce volume n°3 dont « Les Immortels » de Zhang Xiguo, « Obsèques à Micheng » de Song Zelai et pour moi une déception, « Exhumation » de Wuhe, un texte qui ne m’a guère séduit alors que son roman « Les Survivants » (13) est un des plus beaux livres que j’ai lus ces dernières années.
Bertrand Mialaret
(1) « De fard et de sang », Anthologie de la prose romanesque taiwanaise moderne sous la direction d’Angel Pino et Isabelle Rabut (volume 3) ; Editions You Feng 2018, 460 pages.
(2) Huang Chunming, « La noyade d’un vieux chat », traduit par Isabelle Rabut et Angel Pino ; p.41 à 72.
(In English, « The drowning of an old cat”, translated by Howard Goldblatt in “The Taste of Apples”, p.11 à 31. Columbia University Press 2001, 250 pages).
(3) Huang Chunming, “J’aime Mary”, traduit par Mathieu Kolatte. Bleu de Chine-Gallimard, 2014, 200 pages.
(4) Li Yongping, « Retribution, The Jiling Chronicles”, translated by Howard Goldblatt and Sylvia Li-Chun-lin. Columbia University Press 2003, 246 pages.
(5) Li Yongping, “Pluie par temps de soleil », traduit par Isabelle Rabut et Angel Pino ; p. 129 à 159.
(6) Hong Xinglu, « La Fin du Spectacle », traduit par Florinne Maréchal ; p. 165 à 203.
(7) Wang Dingguo, « La Chute », traduit par Shao Baoqing ; p.411 à 459.
(8) Li Ang, « De Fard et de Sang », traduit par Melie Chen ; p.217 à 285.
(9) Li Ang, « La Femme du Boucher », traduit par Alain Peyraube et Hua-Fang Vizcarra. Flammarion 1992.
(10) Li Ang, « Le Jardin des Egarements », traduit par Alain Lévy. Editions P. Picquier, 2003, 280 pages.
(11) Li Ang, « Nuit Obscure », traduit par Marie Laureillard. Actes Sud 2004, 193 pages.
(12) Bai Xianyong, « Garçons de Cristal », traduit par André Lévy, Flammarion 1995, 370 pages.
(13) Wuhe, « Les Survivants », traduit par Esther Lin-Rosolato et Emmanuelle Péchenard ; Actes Sud 2011, 295 pages.