Anne Sastourné est éditrice aux Éditions du Seuil, chargée du secteur Extrême Orient, elle a bien voulu répondre à nos questions.
Peut-on parler d’une ligne éditoriale ?
Au Seuil, ce qui compte, c’est une qualité littéraire et un certain niveau intellectuel; c’est une ligne d’ouverture.
Ce secteur Extrême Orient a été construit par mon prédécesseur, Vincent Bardet, et j’ai pris le relais il y a une dizaine d’années. J’ai trois casquettes: je suis secrétaire de rédaction de la revue « Pouvoirs » qui traite de droit constitutionnel, je suis éditrice de « documents » et du secteur linguistique d’Extrême Orient. Je publie une quinzaine de livres par an.
Dans la maison, tout repose sur la confiance en nos choix éditoriaux; est ce qu’un livre nous plait, est la première question…Mon propre travail est compliqué par le fait que je ne lis pas les langues d’origine; la prochaine génération d’éditeurs sera en mesure, je l’espère, de lire directement en chinois ou en japonais…
Nous n’excluons aucun thème a priori, même si je n’édite pas volontiers de romans historiques surtout sur la période ancienne, par exemple.
Nous faisons des paris sur de jeunes auteurs, comme par exemple Liu Sola, mais ce n’est pas toujours couronné de succès. Cependant une maison de notre groupe « Les Editions de l’Olivier » a pu faire connaître plusieurs jeunes auteurs chinois.
Les prix littéraires attribués en Asie ne jouent pas de rôle dans notre choix car ils sont inconnus du public français. Le Seuil publie de nombreux prix Nobel; et bien sûr on pourrait rêver à un Nobel pour Mo Yan après celui de Gao Xingjian. Cela étant à présent Mo Yan fait partie du fonds et ses livres se vendent bien quoi qu’il en soit.
Y a-t-il un support des autorités françaises ?
Le Centre National du Livre (CNL) joue un rôle très important puisqu’il prend en charge 60% du coût de la traduction. C’est essentiel. Pour obtenir cette aide, il faut constituer un dossier qui peut être refusé quand leur budget est trop limité ou que la commission juge la traduction de qualité insuffisante.
Avec l’aide du CNL, on peut équilibrer avec un tirage de 3 000 ex, sans cette aide, il faut au moins le double. Or pour un auteur peu connu, un tirage de 2 500 n’est pas un échec. Pour Mo Yan, c’est nettement plus et son roman qui s’est le mieux vendu est Beaux Seins, Belles fesses… très probablement à cause du titre !
Avez-vous des agents en Chine ?
En Chine, il y a encore relativement peu d’agents et pas toujours très professionnels; aucun n’a pris contact pour des romans à ce jour, par contre des agents européens sont venus me proposer des essais déjà traduits en anglais…
Dans certains cas et surtout pour des auteurs qui n’ont pas d’agent, j’obtiens les droits européens, mais rarement les droits américains ou japonais. Avoir les droits européens peut être intéressant quand le livre marche bien.
Je sélectionne les ouvrages avec l’aide de mon réseau personnel et des traducteurs; comme je ne publie que quatre ou cinq romans asiatiques par an, je n’ai pas vraiment besoin d’une personne qui se rendrait régulièrement en Chine, en Corée ou au Japon pour mon compte.
Comment sont choisis les traducteurs ?
L’idéal c’est de choisir le traducteur en fonction de l’auteur et d’attendre que le traducteur soit disponible pour lui confier le livre; en pratique, pour le chinois, il y a encore trop peu de traducteurs d’expérience et ils sont très occupés. Pour Mo Yan, nous avons pu traduire régulièrement en alternant le travail de Noël et Liliane Dutrait et de Chantal Chen-Andro, traducteurs de grande qualité et qui connaissent bien l’auteur et son oeuvre.
N’ayant pas d’agent, je maîtrise mieux les délais de traduction; les agents, eux, exigent des délais de publication généralement trop courts, ils ne tiennent compte que du temps de traduction et pas du travail éditorial. Et en France, les rythmes de publication sont très marqués; il n’est pas question de publier un grand roman à Noël ou pendant l’été; c’est soit au début de l’année, soit à la rentrée littéraire…
Pour les traducteurs des langues asiatiques, le prix à la page va de 22 à 25 euros à peu près pour une page en Français de 1500 signes. Il y a toujours également un contrat de droit de traduction de 2%.
Peut-on critiquer le travail d’édition « sauvage » des traducteurs/éditeurs américains ?
Cela s’est fait aussi en France lors des premières traductions de romans chinois où l’on pensait que c’était trop difficile pour le public. Ce n’est plus le cas, le public s’est formé et préfère lire un texte qui rende compte aussi précisément que possible de la langue et de l’esprit de l’original.
Les Américains sont ainsi souvent quelques années en arrière par rapport à nous: ils considèrent encore que leur public n’est pas apte à recevoir un texte tel qu’il est, donc ils adaptent. Les agents font aussi ce travail de coupe et d’adaptation, ils doivent le faire pour vendre le livre aux éditeurs américains.
Dans la version originale, le travail d’édition au sens où nous l’entendons n’a généralement pas été fait en Chine; le traducteur et l’éditeur, en accord avec l’auteur, font une partie de ce travail.
Cela intervient régulièrement pour les essais, mais cela se produit aussi très souvent pour les romans. On essaie d’avoir le meilleur texte possible mais il n’est pas question d’une « adaptation » pour le public français.
Les notes sont rédigées par les traducteurs en fonction du texte et éventuellement de demandes spécifiques de l’éditeur.
Les lecteurs français à la différence du public américain, ne demandent pas obligatoirement de l’action et des personnages bien définis. Ce qui peut sembler difficile c’est l’aspect contradictoire et paradoxal d’un texte ou d’une intrigue; la complexité en Asie est mieux assumée, elle n’est pas explicitée, elle est beaucoup plus naturelle. Mais les lecteurs ne rechignent pas – de moins en moins.
Les couvertures jouent un rôle important !
La couverture de « Grenouilles » de Mo Yan est à mon avis très réussie, elle est peut-être un peu moins accrocheuse que celle de « La dure loi du Karma » mais elle est intrigante. L’âne de « La dure loi.. » est un vrai âne et non un jouet et il faut savoir qu’il y a des gens qui ne supportent pas les animaux, c’est étonnant mais très marqué, c’est pourquoi vous verrez peu d’animaux en couverture.
La couverture est spécifique à chaque livre et à un pays; nous avons d’excellents maquettiste et nous y passons beaucoup de temps car c’est important. Les couvertures américaines ou japonaises ou chinoises sont très différentes des nôtres et ne « passeraient » pas en France. Parfois on a du mal à expliquer cette diversité à des auteurs chinois qui sont, de plus, anxieux de ne pas voir apparaître d’éléments politiques, symboles ou autres, en couverture.
Votre métier et celui de vos collègues en France et à l’étranger…
Avec les collègues français, il difficile de comparer; certains font beaucoup d’achats de droits, de négociations, et peu de travail sur le texte, d’autres ne font que la partie littéraire, d’autres encore se concentrent sur le marketing – chaque éditeur a sa patte et ses priorités.
Au Seuil, nous essayons de faire passer d’abord la qualité de la traduction mais nous consacrons beaucoup d’efforts à la commercialisation, à la vente à court terme, même si la constitution d’un fonds solide et qui va durer longtemps est pour nous très importante.
L’autre grande différence entre l’étranger et la France, comme je l’ai dit, est l’intervention des agents. Avec le Japon c’est fait, les agents sont là depuis longtemps, sur le modèle américain. Je souhaite qu’il y ait des agents qui se mettent en place avec la Chine, même si la prospection directe est pour nous plus intéressante et correspond mieux à nos habitudes de relations avec nos auteurs (les auteurs français n’ayant que rarement des agents, le contact auteur-éditeur est essentiel et très riche). Il faudrait davantage d’agents chinois, qui aiment et connaissent bien leur littérature ainsi que celle des pays auxquels ils s’adressent; actuellement ce sont surtout des anglophones.
La littérature asiatique, et notamment chinoise, est beaucoup plus développée en France qu’aux Etats Unis. Philippe Picquier a ouvert une porte, il faut que les grands éditeurs prennent conscience de la qualité et de l’importance de ce domaine. Très peu d’éditeurs ont une ouverture sur l’Asie, et il y a et aura beaucoup à faire. De jeunes éditeurs connaissant bien l’Asie devraient apparaître peu à peu: cela me semble inévitable et très souhaitable.
Ce secteur se développera nécessairement du fait du poids économique de l’Asie et de l’importance de l’édition et de l’industrie du livre en Chine.
Bertrand Mialaret