Que pensez-vous de « Jean Christophe » ? Répondre que je ne l’avais pas lu entraînait une réaction de surprise d’amis chinois…J’étais d’autant moins pardonnable que je vis à Paris autour du Jardin du Luxembourg, près du 162 Boulevard du Montparnasse, où Romain Rolland séjourna et écrivit « Jean Christophe ».
Romain Rolland, un patron des âmes, un écrivain sans frontières :
Il a été un écrivain, un intellectuel d’une stature et d’une influence que l’on a peine à imaginer surtout si l’on se réfère à ce que sont devenus les intellectuels dans la France actuelle.
Le volume et la variété de l’œuvre sont considérables: romans, biographies, histoire de l’art, musique, essais, pièces de théâtre. L’ abondance et la qualité de la correspondance sont impressionnants; il était en contact avec des intellectuels du monde entier. Enseignant quelques années, animateur de revues et militant politique dont les positions ont eu une grande résonance.
Né dans la Nièvre en 1866 (1), il fait ses études à Paris et entre à l’Ecole Normale. La musique occupe une place importante dans sa vie; il joue du piano, devient un spécialiste d’histoire de la musique et, avec Paul Claudel, court les salles de concert.
Il œuvre pour l’amitié franco-allemande et pour un humanisme fondé sur la civilisation européenne. Il s’oppose à la guerre mais le pacifisme d’une publication, célèbre en 1914, « Au dessus de la mêlée », n’a qu’un retentissement limité en France.
Après la guerre, il s’intéresse à la non violence en Inde et écrit notamment sur R. Tagore et Gandhi. A partir de 1930, il espère un monde nouveau et défend l’URSS mais déchante à partir des procès de Moscou en 1936. Installé en Suisse, à Villeneuve, de 1922 à 1938, il finira sa vie à Vézelay où il mourra fin 1944.
« Jean Christophe », un roman oublié que l’on peut lire :
Un roman fleuve en dix volumes, publié de 1904 à 1912, pour lequel il obtint le prix Femina en 1905 et le prix Nobel en 1916. Le roman d’une vie, d’un musicien, de Jean Christophe Krafft, né allemand, réfugié à Paris puis en Suisse, de nouveau à Paris après quelques mois en Italie…un peu un Beethoven du 20ème siècle.
C’est en 1904 que Romain Rolland livre « La vie de Beethoven » dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy qui publieront également « Jean Christophe ». JC Krafft est un héros qui essaie de maintenir sa foi en l’homme et en sa valeur universelle, un homme qui recherche l’harmonie entre la raison et le cœur, un personnage dont les émotions commandent le développement de l’intrigue et de ses actions.
On peut lire avec intérêt et plaisir les 1500 pages de la réédition de 2007 (2). On est parfois gêné par l’abondance des détails, un naturalisme qui n’était pourtant pas son école littéraire. On regrette aussi des pages trop chargées de commentaires moraux ou philosophiques…Mais ces longueurs sont oubliées quand on lit des portraits superbes, des analyses psychologiques remarquables des personnages, de leurs conflits de leurs amours.
L’auteur nous donne un portrait étonnant de la vie du Paris de l’époque, un Paris qu’il n’aime guère: « Il descendit dans la rue. Le brouillard d’octobre était épais et piquant; il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait pas à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s’éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohorte de gens roulait en flots contraires… » (p.612). Un Paris dont il critique aussi la vie intellectuelle superficielle et l’impact des phénomènes de mode…
« Jean Christophe », un roman célèbre …en Chine :
Romain Rolland est avec Victor Hugo, l’écrivain français le plus connu en Chine. Victor Hugo est célèbre pour ses œuvres mais aussi pour ses positions contre le sac du Palais d’Eté par l’armée française et sa défense de la dignité du pays.
Les intellectuels chinois ont été sensibles à l’humanisme européen de Romain Rolland, à son pacifisme. Fu Lei (1908-1966) a joué un rôle essentiel. Il a étudié la littérature et l’histoire de l’art à Paris de 1928 à 1931. La musique est sa passion et son fils Fu Ts’ong, né en 1934, est un pianiste de renommée mondiale, qui épousa en Angleterre la fille de Yehudi Menuhin. Fu Lei, dénoncé comme droitier, se suicide avec sa femme pendant la Révolution Culturelle en 1966.
Fu Lei a d’abord traduit la biographie de Beethoven par Romain Rolland. Beethoven est sans doute le musicien occidental le plus admiré en Chine. Il est considéré comme un révolutionnaire qui soutient la fraternité universelle et qui ne s’incline pas devant les puissants. « Jean Christophe » a bénéficié de cette dévotion pour Beethoven dont la biographie figure sur la liste de lectures des lycéens en Chine.
Fu Lei, de 1937 à 1941, publie une traduction de « Jean Christophe » avec un appareil substantiel de notes explicatives. Une première traduction partielle avait été réalisée par Jing Yinyu (1901-1931) pour laquelle Romain Rolland écrivait une préface en 1925: « Jean Christophe à ses frères de Chine » : « Je ne connais ni Europe ni Asie. Je ne connais que deux races au monde, celle des âmes qui montent, celle des âmes qui tombent…Je suis avec les premiers d’où qu’ils soient, ils sont mes amis, mes alliés, mes frères. Ma patrie est l’humanité libre ».
Jing Yinyu avait traduit en français « La véritable histoire d’Ah Q » de Lu Xun. Romain Rolland organisa en 1926 la publication de ce texte important dans la revue Europe. L’écrivain fut séduit et alla jusqu’à recommander Lu Xun à l’Académie Nobel. Lu Xun le remercia en faisant publier dans des revues littéraires articles et extraits des œuvres de Romain Rolland
Romain Rolland, Ah Q et la civilisation chinoise :
En 1929, Romain Rolland rencontre, à sa demande, à Villeneuve, Yan Zonglin, un étudiant de 22 ans de l’université de Fribourg. C’est le fils d’une famille de paysans pauvres du Shanxi qui est parvenu à faire des études à Pékin puis en 1925 à gagner Lyon pour participer au mouvement « travail-études » ; en 1929, il obtient une bourse d ‘études pour Fribourg et une licence d’histoire ancienne. De 1929 à 1931, Rolland lui sert une rémunération et Yan lui explique Ah Q de manière approfondie et l’introduit à la culture chinoise.
Dans une lettre à Jean Guehenno du 17/2/1930, Rolland écrit : « J’ai vu beaucoup de jeunes Chinois, dans ces derniers mois. Ils sont bien intéressants. Pas du tout à la façon indienne ou japonaise. L’art et la métaphysique tiennent peu de place chez eux. Mais une très grande les questions angoissantes de l’heure: morales- sociales-vie ou mort. »
Quant à Fu Lei, outre des traductions de Voltaire et de Balzac, il a publié deux autres biographies de Romain Rolland: Tolstoï et Michel Ange. C’est à bon droit qu’a été créé en 2009, à l’initiative de l’ambassade de France en Chine, le prix Fu Lei qui récompense, en trois catégories, des traductions d’œuvres françaises en chinois. La présidente du jury pour le prix de 2016 était Sylvie Gentil, la traductrice bien connue.
Bertrand Mialaret
- (1) Plusieurs éléments de cet article proviennent du site internet de l’Association Romain Rolland association-romainrolland.org
- (2) Romain Rolland, « Jean Christophe, roman » Editions Albin Michel, 2007, 1500 pages, 29 euros.