Han Suyin est décédée il y a trois ans à Lausanne. Elle fait partie des rares auteurs que je ne souhaite pas lire car son hagiographie des épisodes les plus critiquables de l’histoire récente de la Chine est assez difficilement supportable. Mais un ami m’a conseillé « Et la pluie pour ma soif », écrit en Malaisie et considéré comme un des meilleurs livres sur la guérilla anti-britannique qui endeuilla ce pays de 1948 à 1960. C’est effectivement un livre remarquable et un roman qui se lit avec plaisir.
- – Une insurrection après la défaite japonaise :
En 1942, les Japonais prennent le contrôle de la Malaise en deux mois et, en février 1942, occupent Singapour, réputé bastion imprenable. C’est une atteinte irréparable à l’image des colonisateurs. Les Chinois de Malaisie luttent, avec l’aide de forces spéciales britanniques, contre les Japonais qui obtiennent le soutien de forces politiques malaises et de quelques sultans. Le rôle du Parti Communiste est essentiel dans cette lutte contre le Japon et à la fin de la guerre, beaucoup d’armes seront conservées.
Les Anglais souhaitent une évolution vers l’indépendance avec une citoyenneté pour les Chinois et proposent en 1944, une Union des Etats de la péninsule (hors Singapour). L’opposition des sultans conduit à revenir en 1948 à une Federation of Malaya avec le pouvoir des sultans et le protectorat britannique.
La situation économique est mauvaise et l’agitation sociale se développe avec une grève générale organisée par les syndicats et le Parti Communiste en janvier 1946. Trois planteurs européens sont assassinés en juin 1948, c’est le début d’une guérilla qui durera plus de dix ans, une guerre qui ne dit pas son nom.
L’état d’urgence est proclamé, le Malayan Communist Party (MCP) est interdit et ses membres se réfugient dans la jungle. Ils sont soutenus par une grande partie de la population chinoise (3,1 millions) qui n’a pas le droit de vote, ni de propriété de la terre mais qui est surtout très pauvre.
Le plan Briggs s’efforce de couper la guérilla de ses soutiens dans la population et de bloquer tout apport de nourriture. Cette politique sera efficace et 500 000 villageois (dont 80% de Chinois) devront s’installer dans de Nouveaux Villages, entourés de barbelés et défendus par la police et l’armée. Cette politique sera couplée à la volonté en 1952 de Gerald Templer, le nouveau commandant en chef, de gagner « les esprits et les cœurs » en apportant de l’aide médicale et alimentaire dans les villages ainsi que des primes pour les informations.
- – Han Suyin, dix ans à Johore en Malaisie :
Son livre « Et la pluie pour ma soif » a été écrit en 1952 et 1953 à Johore. Rien ne prédisposait Han Suyin à résider dix ans dans ce pays. Elle est née en 1917 à Sinyang dans le Hénan d’un père chinois qui, à Bruxelles, rencontre sa mère une Flamande, lors de ses études d’ingénieur. Han Suyin fait des études à Pékin, à Bruxelles et enfin à Londres où elle épouse un attaché militaire nationaliste qui sera tué en 1947 en Mandchourie. Ses études médicales terminées en 1948, elle s’installe comme médecin à Hong Kong avec sa fille.
Son roman « Multiple splendeur » évoque sa liaison à Hong Kong avec un journaliste australien célèbre et marié, Ian Morrison, qui fut tué en Corée. Ce roman la rend célèbre tout comme le film qui en fut tiré avec William Holden et Jennifer Jones en 1955.
En 1952, elle épouse Léon Comber, un personnage intéressant, qui après cinq années dans l’armée britannique aux Indes, occupe plusieurs postes en Malaisie avant d’être responsable de la police secrète (Special Branch) à Johore. Ils divorceront après six ans de mariage.
Han Suyin parle mandarin et plusieurs dialectes et travaille à l’hôpital de Johore. Elle est particulièrement bien placée, en bénéficiant aussi des informations fournies par son mari, pour avoir une vue complète de cette période de « l’Emergency ».
- – « Et la pluie pour ma soif » :
Le mérite principal de ce roman est de ne pas être « colonial » comme tant d’œuvres écrites par des Européens comme Somerset Maugham et Antony Burgess qui soutiennent le discours des Britanniques en faveur des Malais, un peuple « nonchalant » qu’il faut protéger !
Le livre a été considéré comme tendancieux par la presse de l’époque mais aussi par Léon Comber qui trouve que les jugements sont plus sévères vis à vis des Britanniques que des guérillas communistes. On peut en douter car de nombreux épisodes qui furent plus tard qualifiés de « crimes de guerre », ne sont pas mentionnés qu’il s’agisse du massacre de Batang Kali ou de l’usage de l’agent Orange, un défoliant que les Américains employèrent massivement au Vietnam. De plus elle souligne clairement les exactions communistes, les luttes de factions et les liquidations d’opposants politiques dans le MCP.
Il est évident que ses dénonciations de la corruption des fonctionnaires et policiers anglais ont dû choquer à l’époque au point que son éditeur multiplia les précautions juridiques pour éviter les procès.
Le livre est nuancé dans son approche. Pas de portraits schématiques, les fonctionnaires britanniques sont parfois obtus mais d’autres sont conscients des risques politiques et militaires de la situation. Il en est de même pour les Chinois, qu’il s’agisse de paysans naïfs, peureux ou avides donc corrompus, qu’il s’agisse de grands industriels dont les enfants ont des approches très différentes et dont certains rejoignent les maquis ou la Chine.
Le roman fournit une image précise du plan Briggs et des Nouveaux Villages. Des moyens très brutaux sont employés pour éviter les livraisons de nourriture ou d’armes au maquis. Ces trois cents camps de réinstallation concernent presque un habitant sur dix. « Nous sommes entre le feu et l’eau, nous le peuple. Nous sommes pris entre deux terreurs: la police et la jungle » (p.23).
La traduction est un problème crucial, tout se passe via des traducteurs et toutes les manipulations sont possibles. Le nombre de traducteurs est insuffisant ce qui empêche les Britanniques d’utiliser efficacement leurs informations ou d’interroger directement les suspects.
Cela sera un handicap pour « gagner les cœurs ». « Pour détourner le peuple du communisme, la police britannique partait à sa conquête avec de bonnes paroles, des leçons de courtoisie à l’intention de ses policiers, un secours médical et des récompenses en espèces pour toute information. Et ceux de l’Intérieur (guerilla), eux, avaient interdiction désormais de détruire les arbres et de faire peur au peuple et n’étaient autorisés à tuer que les planteurs, les agents de police et les informateurs » (p. 175). Les maquis se rapprochent sans beaucoup de succès des paysans malais (très sous représentés dans le roman) sans critiquer leur culture et leur religion.
- – La naissance d’une nation :
Le roman montre bien que, malgré la volonté politique du gouvernement britannique d’aller vers l’indépendance, de nombreuses résistances existent, qu’il s’agisse des fonctionnaires britanniques ou malais, des industriels chinois, des Malais qui ne sont pas prêts à des concessions vis à vis des Chinois et préfèrent que la présence britannique dure encore…
Cette politique Briggs/Temple est un succès: 40 000 militaires contiennent 8 000 insurgés. La bataille est dans la jungle et autour des Nouveaux Villages; les bombardements aériens et les défoliants ne furent pas très efficaces.
Les propositions d’amnistie de Tunku Abdul Rahman, le Chief Minister de la Fédération of Malaya, en septembre 1955, étaient trop restrictives mais le Tunku fut poussé par les Britanniques et ses alliés politiques à négocier avec Chin Peng, le secrétaire général du MCP, en décembre 1955, sans succès. Mais il suffisait d’attendre: en effet avec l’indépendance de la Malaisie (Malaya) le 31/8/1957, la guérilla ne pouvait plus se prétendre une guerre de libération coloniale.
Les groupes de guérilla se replient à la frontière thaï. En 1960, l’insurrection est terminée (…elle reprendra en 1969). Cette guerre a fait 7 000 morts dans les maquis et 3 000 civils; 500 militaires du Commonwealth ont été tués ainsi que 1 300 policiers.
En 1957, le point essentiel était la citoyenneté qui est accordée à tous, mais le chef de l’Etat est un sultan malais et le malais est la langue officielle. Les Malais dominent l’administration, l’armée et la police mais Chinois et Hindous sont représentés au gouvernement et au parlement. Les questions sensibles concernant l’éducation n’étaient pas réglées (et ne le sont toujours pas !).
De vifs débats dès la parution du roman: Han Suyin démissionna de son poste à l’hôpital de Johore et Léon Comber de ses fonctions dans la Special Branch; ils furent placés sous surveillance. Léon Comber, après leur divorce, vécut à Singapour, à Hong Kong puis en 1991 en Australie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages historiques sur cette période et sur la culture chinoise et a été chargé de recherches à l’université Monash de Melbourne; il est également citoyen malaisien.
Quant à Han Suyin, elle fut l’auteur de deux douzaines de livres, romans, autobiographies et surtout de livres sur la Chine où elle défend la gestion chinoise du Tibet, la Révolution Culturelle et Mao Zedong. Comme dit Simon Leys « jamais autorité plus durable n’a été fondée sur un propos plus changeant; la seule constante de cette œuvre tient dans la constance avec laquelle les évènements ont à chaque tournant démenti ses analyses et pronostics ».
Bertrand Mialaret
Han Suyin, « Et la pluie pour ma soif », traduit de l’anglais par Daria Olivier. Stock 1990; 315 pages.