Trois livres récents et très différents constituent une approche non conventionnelle de l’histoire de Singapour : un roman « State of Emergency » (1) par Jeremy Tiang, un livre qui évoque certains épisodes oubliés ou que le gouvernement voudrait oublier de l’histoire de Singapour, une BD somptueuse dont on reparlera « Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée » (2).
Un livre pour enfants vient d’être publié avec quelques difficultés « The Phantom of Oxley Castle » (3), il évoque indirectement les relations conflictuelles entre Lee Hsien Loong, Premier Ministre de Singapour, fils de Lee Kuan Yew et son frère et sa sœur au sujet de la maison familiale située 38 Oxley Road. Le château, sujet du livre, a 38 pièces, c’est une évocation du côté monarchique de la famille Lee !
- Une sanction, non, une promotion inespérée :
Jeremy Tiang avait reçu une subvention, ultérieurement supprimée, de 12 000 $ Sing. de la part du National Arts Council (NAC). Quant à Sonny Liew, c’est un chèque de 8 000 $ Sing. qui fut annulé, car la BD « sape potentiellement l’autorité et la légitimité du gouvernement et des institutions publiques ».
Quand on lit ces deux livres, on est stupéfait, on est plus tenté de rire que de s’indigner et l’on se félicite que ces décisions aient fourni une magnifique publicité à Sonny Liew et à son éditeur Edmund Wee ; 15 000 exemplaires ont été vendus à Singapour !
Jeremy Tiang est un écrivain de Singapour, auteur de nouvelles et finaliste de plusieurs prix littéraires, qui vit à Brooklyn. Il est aussi très connu pour une dizaine de traductions de romans chinois.
Il a travaillé plusieurs années sur « State of Emergency », se documentant, rencontrant des témoins et visitant les villages où se sont déroulé les évènements tragiques relatés par le livre.
L’Etat d’urgence, instauré en Malaisie en 1948 à la suite de l’insurrection armée du Parti Communiste de Malaisie (MCP), a duré jusqu’en 1955 à Singapour (1960 en Malaisie), mais la paix avec les bases communistes le long de la frontière thaï, n’est intervenue qu’en 1987/1989.
Jeremy Tiang veut lutter contre l’oubli : une enquête en 2015 a révélé que les deux opérations d’arrestations d’opposants les plus importantes à Singapour en 1963 et 1987 étaient les plus oubliés des 50 évènements mentionnés par les enquêteurs !
- Des évènements et des personnages :
Jason Law était fonctionnaire, il se meurt sur un lit d’hôpital ; il se souvient de sa sœur Mollie tuée dans un attentat à la bombe au Mac Donald House en mars 1965 pendant la confrontation avec l’Indonésie (Konfrontasi).
Sa femme Siew Li était une militante qui, en 1955 soutenait la grève des chauffeurs de bus Hock Lee, et qui fut obligée de quitter son mari et ses deux jeunes enfants pour éviter d’être arrêtée en février 1963 pendant l’opération Coldstore (une centaine de personnes présumées proches des communistes furent emprisonnées).
Siew Li rejoint une base communiste dans la jungle en Malaisie où elle rencontre Nam Teck dont le père fut assassiné à Batang Kali à la fin de 1948 avec 24 villageois par les troupes britanniques confrontées à une guérilla réclamant l’indépendance.
Ce massacre de Batang Kali est rapporté par Revathi, une journaliste britannique née en Malaisie. Ses articles créent un choc dans l’opinion et Batang Kali est, toutes proportions gardées, l’équivalent de My Lai pendant la guerre du Vietnam.
En mai 1987, Stella, la fille de Mollie, professeur très impliquée dans les activités de l’église catholique, notamment dans la défense du personnel domestique, est arrêtée par l’ISA (Département de Sécurité Interne) pendant l’Opération Spectrum. 22 personnes furent emprisonnées à Singapour. Lee Kuan Yew cherchait à affaiblir des opposants en prétendant lutter contre une conspiration marxiste impliquant l’Eglise.
Le roman insiste sur les pressions psychologiques par l’ISA qui pouvait détenir des citoyens des mois, des années…Après cinq mois de captivité, Stella signera une confession, elle sera interviewée à la télévision et confirmera par écrit qu’elle a été bien traitée !
Ce chapitre soulignant les pouvoirs quasi illimités de l’ISA et l’indépendance très limitée de la justice, est probablement ce qui explique les difficultés du livre avec le National Arts Council (NAC). Les dernières pages du roman nous font vivre les recherches par Henry de sa mère Siew Li qui vécut dans des zones contrôlées par les communistes le long de la frontière avec la Thaïlande.
- Des évènements tragiques :
Des chapitres de l’histoire qui ne doivent pas être oubliés ; l’auteur conserve un ton neutre. Il se veut objectif même s’il concède des penchants pour le socialisme. Il n’accepte pas l’attitude inhumaine des guérillas communistes: « once you are inside, you’re there forever. You can’t come out, they’d kill you » (p.175).
Cette histoire est tragique et complexe mais on peut parfois regretter qu’elle ne soit analysée que du point de vue de Singapour. Il est fréquent dans la région de sous-estimer le rôle et l’impact de la Malaisie. Par exemple, l’opération Coldstore est très clairement liée aux relations tumultueuses entre Lee Kuan Yew et Tunku Abdul Rahman, alors Premier Ministre de Malaya, et aux négociations qui conduisirent à l’établissement de la Malaisie intégrant Singapour.
- Un roman attachant :
La composition du livre est subtile, très bien menée, très maitrisée, même si parfois on doit vérifier la chronologie des évènements. Le livre fournit peu de détails historiques, ce qui est un atout, mais impose de connaître préalablement l’enchainement des différentes crises ; une chronologie à la fin du livre aurait été utile.
Le roman ne cherche pas à recréer l’atmosphère de l’époque, peu de détails historiques mais l’auteur insiste sur ce qui est pour lui l’essentiel : les pressions politiques et policières, l’ISA, la politique de regroupement forcée des villages menée avec succès par les Britanniques…
Le ton général est un peu surprenant, détaché et parfois nostalgique. Pas d’émotions, pas de jugements de valeur alors que les personnages sont tous secoués par les crises de l’histoire. Beaucoup de dialogues, ce qui parfois limite les tensions ou la dramatisation des évènements dans le livre.
Des tabous ont été levés sur l’histoire de Singapour, Lee Kuan Yew ne peut occuper seul tout l’espace…
Bertrand Mialaret
- Jeremy Tiang, « State of Emergency », Epigram Books 2017, 295 pages.
- Sonny Liew, “The Art of Charlie Chan Hock Chye”, Epigram Books, june 2015.
En France, « Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée », a été traduit par Françoise Effosse-Roche. Urban Graphics, janvier 2017.
- « The Phantom of Oxley Castle” by Liana Gurung and Chloe Tong, illustrated by Anna Gee Neo, Epigram Books, December 2017, 32 pages.