Le dernier roman de Su Tong, « Le dit du loriot » (1) vient d’être publié. Un livre remarquable qui, comme son précédent roman « La berge » (2), a été traduit avec talent par François Sastourné. Des récompenses littéraires de premier plan : le prix Man Asia 2009 pour « La berge » et surtout le neuvième prix Mao Dun en 2015 pour son dernier roman.
- – Des nouvelles, des romans historiques, des films :
Su Tong est l’un des écrivains chinois les plus connus, neuf livres ont été traduits en Français. Il est l’un des favoris du public chinois consacré par « Epouses et Concubines » (3), le célèbre film de Zhang Yimou, adapté de l’un de ses romans.
Su Tong est né en 1963 à Suzhou ; une famille de quatre enfants, son père cadre, sa mère ouvrière, n’ont aucun lien avec les milieux littéraires et artistiques de la ville. Il fait des études de littérature chinoise à l’Université Normale de Pékin et après un court passage dans un lycée devient l’éditeur de la revue « Montagne Pourpre ».
Il écrit des romans qui mettent en scène des périodes très différentes : la Chine des empereurs (« Le mythe de Meng », un ouvrage de commande à oublier et « Je suis l’empereur de Chine », une fiction superbe), la fin de l’empire (« Epouses et Concubines »), les débuts du Maoïsme (« Visages fardés » et « La maison des pavots »), la période de la guerre avec le Japon (« Riz », un autre grand roman), la Révolution Culturelle (« La Berge ») et la transition vers la Chine capitaliste (« Le dit du loriot ») entre les années 1980 et 2000.
Il est moins connu pour ses nouvelles qui sont pourtant essentielles dans son œuvre. Deux recueils ont été traduits : l’un en français, « Fantômes de papier » (4), l’autre en anglais, « Madwoman on the bridge » (5). D’autre traductions ont été publiées dans des revues et maintenant en Ebook, une formule tout à fait adaptée pour des nouvelles ou de courts romans. En mai dernier, en anglais et en format Kindle, ont été publiés « Another life for women » et « Three lamps » (6).
- – Le monde de la rue des Cédrèles :
Une rue importante, le territoire de l’écrivain où s’organise la vie des personnages ; elle permet de les faire évoluer, elle fournit un refuge. Comme le grand père, le héros du livre, elle est un lien entre le passé de la Chine socialiste et un présent ultra capitaliste.
L’histoire et l’évolution politique ont un rôle limité, mais cela a fait « perdre l’esprit » au grand père. Son propre aïeul a été un seigneur de la guerre, son père un traitre à la nation. Les tombes ont été rasées, les photos brûlées; seule subsiste une lampe torche contenant deux os que grand père recherche en creusant y compris dans l’hôpital psychiatrique. Sa folie est une part de son histoire, il recherche le passé d’une famille riche dans cette rue des Cédrèles.
Sa folie n’est pas agressive ou triste, elle génère une grande part des épisodes humoristiques très réussis du livre. Lien entre passé et présent mais aussi entre les membres du trio : son petit-fils Baorun, un garçon balourd, amoureux de Princesse, une orpheline recueillie par le jardinier de l’hôpital et Liu Sheng, séducteur et cynique qui la viole.
Comme le dit Su Tong : « In this novel, I tried hard to show how our father’ s and grand father’s generation are seen according to the traditional pattern of stable families…This novel contemplates how a member of the older generation « lost his soul » which is another aspect of the novel that cost me plenty of efforts » (p.177) (7).
La folie est une échappatoire au déclin de la famille pour le grand père, à une histoire d’amour ratée pour Liu Juan, la sœur de Liu Sheng. La folie permet au grand père de rester le personnage le plus humain et même ligoté par Baorun, le plus attachant.
Comme la plupart des livres de Su Tong, ce n’est pas un roman politique : quelques allusions sur l’affairisme autour de l’hôpital et de Liu Sheng ; petites combines par de petits malfrats. Les « gros » capitalistes ne sont pas étrillés : le Président Zheng est devenu fou et Princesse en profite. Pang, le riche Taiwanais, a une femme chrétienne dans une petite voiture, cela l’excuse presque d’avoir fait un enfant à Princesse.
- – Baorun, le maître des nœuds :
Aucun personnage du trio n’est vraiment sympathique, même Baorun, la victime innocente qui passera dix ans en prison, est trop balourd pour que l’on s’apitoie vraiment sur son sort.
Les liens du trio sont réciproques surtout pour Liu Sheng : « sa dette envers Baorun, il la remboursait à son grand père…Avec le temps il s’habituera à vivre avec l’ombre de Baorun, qu’elle soit sombre ou claire, elle devint partie intégrante de sa vie ».
Le passé et la mémoire jouent un rôle essentiel ; le trio est lié par son passé commun et tous font des efforts pour se mettre en règle avec ce passé ; seul Baorun n’y parviendra pas.
Contrairement à d’autres de ses romans, le personnage féminin n’est ni passif ni contraint par la société. Certes Princesse est victime d’un viol mais elle veut s’en sortir et avec cynisme. Elle profite de l’emprisonnement de Baorun et la Mademoiselle Bai qu’elle est devenue, l’assistante du Président Zheng, n’est pas une pauvre femme menacée par la société. « Elle était toujours la Princesse d’avant, audacieuse, capricieuse, inconsciente des limites entre le bien et le mal. Liu Sheng acceptait sa brutalité mais non son mépris ».
L’enfant de Pang qu’elle porte peut lui rapporter beaucoup d’argent, mais elle finira par abandonner le bébé pour, peut-être, rebondir une fois encore…
- – Narration, style, humour, un grand roman :
Une construction très simple, généralement chronologique ; des personnages en nombre limité et cette rue des Cédrèles qui ne nous procure pas un nombre excessif de voisins L’enchainement est habile mais l’on ne sent pas une volonté de découpage quasiment cinématographique comme dans « Je suis l’empereur de Chine » (8).
Les descriptions sont courtes et précises et l’auteur s’attache aux détails qu’il trouve significatifs. Ce roman vaut par son style, son humour, la qualité de la narration plus que par l’intrigue ou les personnages ; le grand père, à lui seul, est le pivot d’un grand nombre de scènes. Il faut souligner l’humour de ce texte et notamment des situations ou de l’action de certains ; cela nous réjouit page après page.
D’autres scènes sont tout à fait surréalistes mais ce n’est jamais un parti pris systématique ; le grand père qui creuse, la lampe torche, l’anniversaire du Président Zheng, Victoire, le cheval de Qu Ying, l’amant de Princesse, tous ces épisodes nous enchantent même s’ils ne sont pas indispensables au déroulement du livre.
Bertrand Mialaret
- (1) Su Tong, « Le dit du loriot », traduit par François Sastourné ; Le Seuil, septembre 2016, 368 pages, 22 euros.
- (2) Su Tong, « La berge », traduit par François Sastourné ; Gallimard-Bleu de Chine, 2012.
- (3) Su Tong, « Epouses et concubines », traduit par Annie Au Yeung et François Lemoine ; Flammarion 1992.
- (4) Su Tong, « Fantômes de papier », traduit par Agnès Auger ; Desclée de Brouwer, 1999.
- (5) Su Tong, « Madwoman on the bridge », Transworld Publishers, 2008, 304 pages.
- (6) Su Tong, « Another life for women » et « Three lamps » : Simon&Schuster, mai 2016.
- (7) « A conversation with Su Tong » by Shu Jinyu, traduit par Denis Mair ; Chinese Arts and Letters, vol 1, mars 2014.
- (8) Su Tong, « Je suis l’empereur de Chine », traduit par Claude Payen. Philippe Picquier, 2005.
- (9) Su Tong, « Riz », traduit par Noël et Liliane Dutrait ; Poche Points, septembre 2016, 7,30 euros.
Comme je suis en train de lire ce roman avec ravissement, aux 2/3 j’ai eu envie de voir s’il y avait dans la galaxie d’autres amateurs. J’adore l’accès qu’il donne à un univers complexe, où l’auteur raconte simultanément l’arrière plan politique très prégnant et la rouerie ou la naïveté des personnages, leurs calculs, leurs superstitions, la croyance aux esprits et aux malefices. Leur avidité. Leur manière de s’adapter au nouveau monde tout en continuant à fêter le 1er mai. Ce genre de roman qui donne accès à un monde inconnu.
Enchantée aussi d’avoir trouvé votre blog, qui apparemment se livre au même exercice. De belles découvertes en perspective.
(Mais vous racontez un peu trop le roman, c’est dommage)