Un bon roman vient de paraître, traduit avec talent par Brigitte Duzan , assistée de Zhang Xiaoqiu, « Funérailles Molles » (1), nous plonge dans la Chine de la réforme agraire.
Fang Fang est une romancière chinoise connue pour ses romans néo-réalistes et son amour pour la ville de Wuhan. Née en 1955, elle grandit à Wuhan, termine le lycée en 1974 puis doit travailler quatre ans en usine. A la fin de la Révolution Culturelle, elle est admise à l’université et après un diplôme de littérature chinoise, en 1982, elle entre comme rédactrice à la télévision du Hubei où elle travaille jusqu’en 1989.
– Trois romans néo-réalistes :
C’est en 1987 que paraît « Une vue splendide » (2), la vie d’une famille ouvrière de onze membres vivant dans une cabane secouée toutes les sept minutes par le train ; le narrateur est le dernier fils, enterré à proximité et mort à quinze jours.
« Début Fatal » (3) ne m’a pas non plus passionné. Ecrit en 1998, on nous parle de la vie de Huang Suzi. Elle souffre du comportement autoritaire de son père. C’est une beauté glaciale peu courtisée par les garçons. Elle réussit remarquablement dans sa vie professionnelle. Sa première expérience amoureuse est un désastre et la conduit à un retour professionnel humiliant. Le soir, elle se transforme en Yuxi, une vulgaire « poule » ; cela se termine très mal !
« Soleil du Crépuscule » (1991) est tout aussi glauque mais est sauvé par un style plus léger et beaucoup d’humour, humour noir bien évidemment. Un tout petit logement, sept personnes, l’aïeule, qui a longtemps fait vivre la famille, se suicide après une violente dispute. Cela arrange Ruhu, son aîné, qu’elle a empêché de se remarier ; son frère cadet, craint de devoir payer les factures de l’hôpital et demande l’arrêt des traitements médicaux. On prépare les funérailles mais l’aïeule se réveille au crématorium…
Fang Fang, en 1989, est devenue écrivain professionnel et préside depuis 2007, l’association des Ecrivains du Hubei. C’est un personnage important de la vie littéraire officielle en Chine et elle obtient le prix Lu Xun en 2010.
– « Funérailles Molles », un grand roman :
L’opinion que l’on pouvait avoir de l’œuvre de Fang Fang, est à revoir avec « Funérailles Molles ». C’est un beau roman qui a obtenu en 2016, le prix Luyuo et dont le cadre principal est un sujet rarement abordé et hautement sensible, la réforme agraire dans les années 1950, dans la région de l’Ouest du Hubei, à la frontière du Sichuan.
C’est l’histoire de la mère d’une de ses amies qui a inspiré Fang Fang ; elle craignait d’être enterrée à même la terre, des « funérailles molles » car le corps est souple sans la protection d’un cercueil. Dans la région, on croyait que les morts ainsi enterrés, et il y en eut beaucoup, ne pouvaient se réincarner.
Il ne s’agit pas d’un roman historique, la structure du livre est très complexe avec des passages fréquents entre le passé et le présent ainsi qu’entre les deux vies de l’héroïne, Hu Daiyun, qui a perdu la mémoire en 1952, après la mort de son enfant et sa quasi noyade dans la rivière Yongpu. Le nom de Ding Zitao lui sera donné pour sa nouvelle vie par Wu, le médecin qui l’a sauvée et qui après quelques années l’épousera.
De même, beaucoup plus tard, en 2003, après un choc important, Ding Zitao devient totalement insensible à son entourage, « elle observa de nouveau l’escalier aux dix-huit degrés et eut soudain une brusque intuition: et si elle se trouvait en enfer » (p.103). La remontée des degrés permettra à la romancière de nous conter la vie de Hu Daiyun, fille de la famille Hu, mariée au fils de la famille Lu dans le domaine de Sanzhitang.
L’état de sa mère va pousser son fils Qinglin à lire les carnets de son père qu’il a retrouvés dans une vieille valise. Il apprendra ainsi que son père s’appelait Dong et non Wu et que toute sa famille de propriétaires terriens a été assassinée.
La romancière nous fournit des indices mais nous ne donne que peu de réponses ; la progression du roman soutient notre intérêt ; parfois on se sent dans un roman policier. Les personnages se découvrent parfois des histoires communes : le père du patron de Qinglin a travaillé avec Docteur Wu qui a sauvé sa femme… On est très loin d’un roman historique traditionnel.
Le ton de la narration est calme, très posé alors que parfois les éléments rapportés sont atroces. Aucun sensationnel et parfois de superbes descriptions notamment de grandes propriétés (p.384).
– La réforme agraire, « c’était vraiment effrayant, bien plus terrifiant que la guerre » (p.67) :
La sureté des éléments historiques du livre est remarquable. L’ouvrage (5) de Frank Dikötter, professeur à l’université de Hong Kong, permet de le confirmer et de nous donner une synthèse de cette période de l’histoire.
A la fin de 1951, 10 millions de propriétaires ont été expropriés et près de 40% des terres ont changé de mains. Les dégâts humains sont considérables : 1,5 à 2 millions de morts pour la période 1947-1952.
Il est clair que la guerre contre les Japonais puis la guerre civile ont beaucoup aggravé les violences à la campagne. Mais la réforme agraire ne fut pas une simple opération de redistribution de terres, ce fut un bouleversement de la structure de la société car Mao voulait éliminer les propriétaires fonciers et les chefs de village pour que le Parti puisse avoir le contrôle sur les paysans. A Taiwan, les objectifs étaient différents et la réforme agraire s’est opérée sans victimes.
Les romans de Zhou Libo « L’ouragan » (6) et de Ding Ling « Le soleil brille sur la rivière Songgan » (7), sont les deux « classiques » sur la réforme agraire, écrits par des romanciers qui ont été des acteurs de ces opérations.
Zhou Libo a participé dès 1946 à la réforme agraire dans la Chine du nord-est qui avait été sous domination japonaise et son roman, inspiré de nombreux épisodes réels, décrit la stratégie du Parti : diviser les villageois en cinq classes, mobiliser les paysans pauvres contre les riches dans des meetings d’accusation, dénonciation des ennemis de classe par la foule. Ils sont battus, humiliés et parfois tués. Des tortures doivent leur faire avouer où ils cachent leurs richesses.
Des familles de propriétaires comme la famille Lu, préfèrent se suicider, c’est le cas dans notre roman : « Il y a des gens dont le destin est de vivre mais ils vivent dans la honte. Nous la famille Lu, notre destin est de mourir mais nous mourrons dans la dignité » (p.210).
Dans d’autres régions pendant la guerre civile, l’action se borna d’abord à diminuer les fermages et les taux d’intérêt exorbitants des dettes des paysans, mais dès 1946, la politique du
Parti fut la confiscation des terres.
Mao Zedong (8) met en garde : « Les cadres du Parti doivent être suffisamment nombreux et qualifiés pour prendre en mains le travail de la réforme agraire et ne doivent pas l’abandonner à l’action spontanée des masses » (p.267). Il est amené à préciser : « Il faut réprimer les réactionnaires mais il est rigoureusement interdit de tuer sans discrimination ; moins nous tuons, mieux cela vaut. Les condamnations à mort doivent être vérifiées et approuvées par une commission constituée à l’échelon du district » (p.208).
Les directives ne furent pas respectées et le roman nous montre que des familles de propriétaires terriens, soutenues par des villages, furent néanmoins éliminées quand des litiges personnels ou la volonté de récupérer richesses ou jeunes servantes étaient en jeu. Les autorités ont été impuissantes à contrôler ces exactions et c’est le rappel de cette vérité qui fut vigoureusement reproché à Fang Fang.
– L’oubli et l’histoire :
Comme dit le roman, « oublier n’est pas forcément une trahison, c’est souvent ce qui permet de vivre » (p.12). Ding Zitao ne se souvenait plus de rien, cela lui a permis peut-être de survivre mais parfois des souvenirs de sa vie dans la famille Lu lui revenaient, elle reconnaissait des poèmes, des dessins…
Son mari, le docteur Wu, a été militaire et a été le subordonné de Liu Jinyan qui a beaucoup œuvré pour éliminer les bandits dans la zone. Bandits, une activité traditionnelle dans le secteur mais qui s’était beaucoup développé avec d’anciens militaires du Kuomintang qui n’étaient pas partis à Taiwan ; un épisode bien oublié.
Qinglin va retrouver la propriété de la famille Lu, mais il n’ose pas affronter la réalité ; il est « encore moins du genre à se charger du poids de l’histoire », « je suis un personnage ordinaire qui n’aime pas la confrontation » (p.424). Vivre en paix pour Qinglin, « cela signifiait ne pas chercher à savoir ce qu’il ne savait pas ». Son camarade, l’architecte, aura une approche différente et continuera les recherches, « l’histoire a besoin que l’on fasse toute la vérité ».
« Funérailles Molles » est aussi une métaphore pour traiter le passé, l’enterrer consciemment ou non, et nous montre les différentes attitudes vis-à-vis de l’histoire de la part de groupes et de générations différentes.
– Une autre tempête :
Des groupes et des sites maoïstes sur internet attaquent violemment la romancière pour soi-disant sympathie vis-à-vis de propriétaires fonciers et volonté de discréditer la réforme agraire et par là la légitimité du PCC Le livre n’aurait jamais dû être publié. Il s’agit d’un « nihilisme historique », une distorsion de l’histoire.
D’autres auteurs sont critiqués même s’ils ont été célébrés, Mo Yan pour « La dure loi du Karma », (un grand roman où le seul personnage positif est un propriétaire foncier assassiné), Yu Hua pour « Vivre »…Pour leurs détracteurs, ces écrivains auraient dû être punis.
L’article du Global Times du 22/3/2017, est neutre et conclut « the authorities didn’t get involved in the controversy”. Mais deux mois plus tard, le roman est interdit !! La réforme agraire devient un des nombreux sujets où il ne faut pas franchir la ligne jaune ! Fang Fang rapproche ces critiques de celles de la Révolution Culturelle mais elle conclut « no matter what, I believe the Cultural Revolution won’t come again… » Espérons avec elle !
Bertrand Mialaret
(1) Fang Fang, « Funérailles Molles », traduit du chinois par Brigitte Duzan, assistée de Zhang Xiaoqiu. L’Asiathèque 2019, 460 pages, 24,50 euros.
(2) Fang Fang, « Une vue splendide », traduit par Dany Filion, Editions Philippe Picquier 1995, 155 pages. (In English, « Landscape » in Contemporary Chinese Women Writers 2- Panda Books 1991, p.18 to 135).
(3) Fang Fang, « Début Fatal », traduit par Geneviève Imbot-Bichet, Stock 2001, 130 pages.
(4) Fang Fang, « Soleil du Crépuscule », traduit par Geneviève Imbot-Bichet, Stock 1999, 280 pages.
(5) Frank Dikötter, « The Tragedy of Liberation”, a history of the Chinese Revolution 1945-57. Bloomsbury 2013, 380 pages.
(6) Zhou Libo , “L’Ouragan”, Editions en Langues Etrangères , Pékin 1981, 560 pages.
(in English, Chou Li-Po, “The Hurricane”, Foreign Language Press, Peking 1955, translated by Hsu Meng-Hsiung, 408 pages.
(7) Ding Ling, “Le soleil brille sur la rivière Sanggan », Editions en Langues Etrangères, Pékin 1984, 507 pages. (In English, « The sun shines over the Sanggan river », FLP 1984, translated by Gladys Yang).
(8) Mao Tse-Toung, « Oeuvres Choisies » Tome 4 ; Editions en Langues Etrangères Pékin 1969, 490 pages.
Magnifique roman, qui décourage certains par son épaisseur, mais NON, NON, NON! il est très facile à lire car il est addictif, comme un roman policier.
Traduit avec talent, c’est un régal. Il pose la question de la mémoire: faut-il oublier les épisodes douloureux et avancer ou bien entretenir la mémoire du passé ?
Hélas, les leçons du passé ne sont pas toujours retenues: le MAL , la violence sont en nous.
Soyons vigilants