L’article précédent traitait de la carrière de Li Ang et des nouvelles disponibles en anglais et en français. On va évoquer ses trois romans traduits (1,2,3) qui ont eu un grand retentissement.
– « La femme du Boucher » (1)
Après un séjour aux Etats Unis et un diplôme d’études théâtrales à L’université de l’Oregon, elle rencontre le grand romancier Bai Xianyong en Californie et lit dans « Anecdotes of Old Shanghai », l’histoire véridique d’une femme meurtrière de son mari. De retour à Taiwan, elle écrit des nouvelles et tient dans le China Times une chronique « Women’s Opinion ».
En 1983, publication de « La Femme du Boucher » qui obtient un prix majeur, celui de l’United Daily. Le livre est traduit rapidement par Howard Goldblatt et est remarqué en Occident.
– Un roman féministe :
Contrairement à la Chine, à Taiwan, sous la dictature de Chang Kai-chek, ce n’est qu’à partir de 1970, que le rôle traditionnel de la femme dans une société patriarcale est mis en cause ; cette société se défend et la féministe Lu Xilian (4) est condamnée à de la prison en 1979.
Li Ang considère que son livre est un ouvrage féministe, mais ne veut pas être marginalisée en tant que féministe, elle est « concerned less with feminity than with humanity ». Pour H. Goldblatt, c’est « the most frightening book ever written about women oppressed by men”.
Le roman a crée de multiples controverses et même brouillé Li Ang avec son père. On considérait que l’assassinat d’un mari par sa femme est un acte contre nature qui ne peut être expliqué que si la femme est manipulée par un amant. Mais Lin Shi n’est pas présentée comme un monstre mais comme une victime !
– L’oppression :
A la mort de son père, la jeune Lin Shi a 9 ans ; l’oncle récupère leur maison et sa mère souffrant de la faim est violée par un soldat pour deux boules de riz. Quelques années plus tard, Lin Shi est mariée par son oncle à un boucher, Chen, très habile mais bestial avec les femmes.
Le roman nous conte leurs relations, surtout sexuelles, car elle n’est qu’un objet dans la maison de Chen qui apporte régulièrement à l’oncle de la viande de porc, un « échange ».
Les rapports du couple, assez bruyants, passionnent les voisines qui ne soutiennent nullement Lin Shi, progressivement affamée par son mari quand elle ne se comporte pas comme il le souhaite. La faim est dans le livre très étroitement liée au sexe.
Le roman nous dépeint la vie du village, les superstitions utilisées comme une arme par sa voisine A Wang Gang qui passe sa vie à espionner Lin Shi. C’est un livre véritablement glauque, très bien composé, écrit sans incidentes avec une très grande violence ; on est ravi quand on lit la dernière ligne !
Les femmes ne soutiennent pas Lin Shi qui est exécutée, accusée faussement d’avoir un amant. En 1993, une histoire similaire a lieu à Taiwan avec une « betel nut beauty », une femme qui vend des noix de betel mais pas uniquement…Contrairement à ce que certains journalistes avaient écrit, cette femme n’avait pas lu le livre de Li Ang. Le lobbying de groupes féministes conduisit à une condamnation légère et en 1998 à une législation sur la prévention des violences domestiques.
– « Nuit Obscure » (2), une femme trompe son mari et l’assume :
Huang Chende a 45 ans, il est marié depuis 22 ans avec Li Lin, ils ont deux enfants ; il a un ami Ye Yuan, un journaliste qui lui fournit des informations confidentielles qui lui ont permis de gagner beaucoup d’argent en bourse. Huang Chende a des aventures qui durent peu et qui ne préoccupent pas sa femme.
Li Lin devient la maitresse de Ye Yuan, une relation très plaisante, mais elle devra avorter. Chen Tianrui, qui veut lancer un mouvement de purification morale, informe Huang Chende de la situation et des frasques de Ye Yuan qui est aussi l’amant d’une journaliste Ding Xinxin, dont Chen Tianrui était fou à l’université. Il conseille à Huang Chende de se venger de sa femme et de Ye Yuan.
Beaucoup d’hypocrisie chez des personnages pas toujours très intéressants et analysés de façon sommaire ; on ne sait rien des rapports entre Huang Chende et sa femme ! Quant au recours à Chen Tianrui comme moraliste, cela permet de faciliter le déroulement d’un roman qui ne montre guère de progression dramatique.
Li Ang s’est intéressée à la bourse mais ne parle quasiment pas du marché immobilier et de la corruption qui ont fait la fortune de ses héros. Elle souligne aussi le paradoxe d’une société très évoluée mais où le confucianisme demeure puissant et où l’astrologie garde une grande place.
– « Le jardin des égarements », un grand parc dans l’histoire de Taiwan :
Le père de Rose Zhu vit dans « le jardin aux nénuphars », il a la quarantaine mais est malade depuis longtemps. Il est très proche de sa fille Rose ou plutôt Ayako, son prénom japonais. Ses deux frères étudient la médecine au Japon puis aux Etats Unis. La culture japonaise, l’histoire de la ville de Lugang et des ancêtres de la famille (pirates, aborigènes, Hollandais et Chinois du Fujian), sont des thèmes importants du livre.
Son père est arrêté, la Sécurité interroge plusieurs fois la petite fille. Il est relâché vu son état de santé. Après son diplôme au Japon et un séjour dans un centre de recherche aux Etats Unis, Rose devient à Taipei, l’assistante du PDG de la société de son oncle.
Lors d’un dîner, elle rencontre Lin Xigeng, un homme d’affaires qui a réussi ; il est marié et a trois garçons et deux filles de ses deux mariages. Sa vie de famille ne l’intéresse guère et il a collectionné les maîtresses. Lin vient d’une famille nombreuse, campagnarde, catholique du sud de l’ile. Il achète des terrains et monte des opérations. Un homme autoritaire, un peu instable, qui refuse qu’une femme se mêle de sa vie.
Une liaison difficile avec Rose, avec souvent des brouilles, mais elle est très amoureuse, « je réalisais que je commençais à ne plus être capable de juger ou de décider par moi-même, que je m’en remettais entièrement à lui » (p.75). Li Ang mentionne leurs relations sexuelles, ce qui est un de ses thèmes favoris. Elle insiste sur le rôle du désir féminin, un thème rarement abordé dans la littérature chinoise et taiwanaise de l’époque.
Le besoin de domination de Lin conduit à une rupture. Rose rencontre Teddy, un épisode par semaine de satisfaction sexuelle, mais elle constate qu’elle aime vraiment Lin. Cette liaison avec Lin est un peu chaotique mais, enceinte, elle va finalement épouser Lin qui accepte de divorcer.
– Un très beau roman, publié en 1990 :
Le père de Rose a dilapidé l’argent de la famille, en achetant une grosse berline et plus de cinquante appareils de photo. Le jardin est à l’abandon. Les bonnes terres de la famille ont été redistribuées lors de la réforme agraire, mais le père a conservé des terres incultivables proches du centre-ville. Le jardin de son enfance sera restauré dans son état originel grâce aux photographies prises par le père ; il sera confié à une Fondation et non au gouvernement qui a fait tant de mal à sa famille.
Une composition très habile avec un croisement constant entre le passé et le présent ; un passé où on nous déroule une partie de l’histoire de Taiwan. Une évocation magnifique d’un beau jardin qui est le cadre de l’éducation d’une fille d’une grande famille. Des regrets pour un Taiwan qui va disparaître.
Le jardin et l’immobilier sont deux choses bien séparées mais Li Ang insiste sur la promotion immobilière qui a tant fait pour l’enrichissement de nombreux Taiwanais. L’origine sociale de Rose ne la conduit pas à s’intéresser à l’environnement social, quant à Lin, c’est un prédateur, mais sa relation avec Rose est complexe et crédible.
Bertrand Mialaret
(1) Li Ang, « La femme du Boucher », traduit par Alain Peyraube, Flammarion 1994, 200 pages. (In English, translation by Howard Goldblatt)
(2) Li Ang, « Nuit Obscure », traduit par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 190 pages.
(3) Li Ang, « Le Jardin des Egarements », traduit par André Lévy, Editions Philippe Picquier 2003, 270 pages. (In English, « The Lost Garden », translated by Sylvia Li Chun-lin and Howard Goldblatt. Columbia University 2015, 236 pages).
(4) Sheng-Yuen Daisy Ng, “Feminism in the Chinese Context: Li Ang, The Butcher’s Wife”, in Modern Chinese Literature, volume 4, n°1/2 1988, p.177-200.