Qiu Miaojin est un auteur culte à Taiwan et pas uniquement dans les communautés homosexuelles. La traduction, l’an dernier de « Last words from Montmartre » dans une collection prestigieuse (1) va faire connaître cette talentueuse jeune femme qui s’est suicidée à Paris en 1995 à 26 ans.
– Un statut culte à Taiwan :
L’impact de ce livre s’explique en partie par l’évolution politique de l’île. Un régime plus libéral, une loi martiale levée en 1987 après près de quarante ans et surtout une identité multiculturelle: le mandarin imposé par le Kuomintang, la tradition Hakka, l’influence de la colonisation japonaise et des tribus aborigènes.
On assiste dans les années 1990 à une explosion de mouvements littéraires (y compris la littérature tongzhi, gay et lesbienne), des manifestations d’étudiants à Taipei (Wild Lily en 1990) après celles de Tiananmen en 1989.
Les livres de Qiu Miaojin clament avec précision son orientation sexuelle et sont une demande de reconnaissance des communautés homosexuelles par la société taiwanaise à une époque où Taipei n’était pas encore la capitale la plus « gay friendly » d’Asie, qu’elle est devenue par la suite.
Qiu est née en mai 1969; après des études secondaires à Taipei, elle entre en 1987 à la National Taiwan University. Elle écrit des nouvelles et fait paraître son premier recueil en 1991 tout en terminant ses études de psychologie.
Son livre « Notes of a crocodile » est publié en 1994. Ce livre, qui doit être traduit prochainement, est devenu une référence, une espèce de code lesbien à l’époque. Quelques mois plus tard, elle part pour Paris pour étudier à l’Université Paris VIII, le programme de psychologie clinique et féminisme dirigé par Hélène Cixous.
– Trois ans à Paris :
Son livre nous parle de ses nombreux contacts dans la communauté lesbienne avec Hélène Cixous et Geneviève Pastre (1924-2012) et de ses amours avec Laurence, une militante socialiste de la grande bourgeoisie lyonnaise.
Elle nous fait partager sa passion pour le cinéma de Tarkovski et surtout de Theo Angelopoulos. Un metteur en scène parmi les plus grands dont je viens de revoir plusieurs films, « Le pas suspendu de la cigogne », « L’éternité et un jour », primé à Cannes en 1998 et « Le regard d’Ulysse ». Des films bien oubliés alors qu’ils sont d’une actualité brûlante : les frontières au nord de la Grèce, les postes de contrôle, les barbelés, l’armée, les réfugiés et la violence de cette confrontation.
Elle sait aussi nous parler de Paris, des quartiers qu’elle aime, de sa vie quotidienne pendant trois ans malgré les drames de sa relation avec Xu.
– La passion pour Xu :
« Last words from Montmartre » est un petit volume de 150 pages, traduit par Ari Larissa Heinrich, professeur à l’université de Californie à San Diego, qui est également l’auteur d’une excellente postface. Il s’agit de vingt lettres à lire, nous dit l’auteur, dans l’ordre que l’on veut choisir. Des monologues même si Zoe (le pseudonyme de l’auteur) rapporte des conversations, des contacts…
Le thème central est sa passion pour Xu : « The only person I ever gave myself to completely has betrayed me, her name is Xu ». “I have loved you madly for three years now”. Xu l’a abandonnée, mais c’est Zoe qui d’abord s’est éloignée d’elle: “I wanted so much to live with you but I also wanted to be far away so I could stop obssessing about you” (p.76).
Elle reconnaît qu’elle a une tendance à la dépression et une nature instable et passionnée. Avec une grande humilité, elle mentionne ses erreurs , ses points faibles, sa sensibilité excessive même si parfois ses lettres sont une tentative d’autojustification.
Elle souligne l’importance du désir sexuel : « sexual desire is both a perplexing and critical part of love. In my prior relationships…the greatest obstacle was that I was under the mistaken impression that they did’nt desire me”. “I have always been attracted to women, and I need sex with the person I love. Ever since I was young, it’s been a 100 percent attraction to women…The women I long most for are always the gentlest, the most “passive” ones” (p.82).
– Un suicide le 25 juin 1995:
De nombreux débats sur les causes de son suicide: des problèmes de dépression, un échec amoureux, mais aussi peut-être une démonstration des liens entre la vie et l’art comme le suicide de Mishima en 1970.
Ses carnets, publiée à Taipei en 2007, précisent les éléments autobiographiques, ses amours qui comme l’art sont au centre de sa vie. L’Histoire, la Chine, tous ces thèmes qui obsèdent de nombreux écrivains de la région, sont absents de cette œuvre, qui par contre se passionne pour la communauté artistique internationale.
Le suicide est aussi une manière de punir Xu : « My death will remind her of the seriousness and sincerity of life itself » (p.53). Mais elle sait aussi que cette mort sera désastreuse pour les gens qui l’aiment, pour ses parents ou pour son ancien amour Yong qui, à Tokyo, l’a prise en charge après le départ de Xu.
Mais l’art est aussi un but central : « All my other accomplishments mean nothing to me. If I can only create a masterpiece that achieves the goal I’ve fixed my inward gaze upon during my creative journey, my life will not have been wasted » (p.37).
La qualité, la force de l’oeuvre littéraire est évidente même si les dernières lettres sont un ensemble de réflexions sans beaucoup d’unité ni d’intérêt. La cohérence n’est pas toujours démontrée dans certaines de ses admirations (le philosophe Gabriel Marcel, le sculpteur Landowski…). Il en est de même de ses jugements sur ses anciennes passions qui souvent ne sont évoquées que par rapport à elle-même, égoïste, passionnée, excessive mais tellement vivante.
Bertrand Mialaret
(1) Qiu Miaojin, « Last words from Montmartre », translated by Ari Larissa Heinrich. New York Review of Books, 2014, 160 pages.