
Tash Aw est le romancier malaisien le plus connu, il est né à Taipei en 1973 et a vécu à Kuala Lumpur avant de suivre des études de droit à Cambridge et de travailler quelques années chez un avocat. Il vit à Londres et actuellement pour quelques mois à Paris.

Trois de ses romans sont traduits en français. Le premier lui a assuré une notoriété internationale immédiate et une avance sur droits record. Début 2008, j’avais pu souligner les qualités de ce livre (1). Le suivant, « La Carte du monde Invisible » (2) était une lecture intéressante sur le Djakarta de Sukarno ; par contre, « Le Milliardaire cinq étoiles » (3) m’avait fait fuir. Pas pour très longtemps, car j’ai été séduit par un petit essai autobiographique (4) et par un roman remarquable « We, the Survivors » (5) qui vient d’être publié.
- « The Survivors », tensions raciales et inégalités sociales :

A KL, Ah Hock est serveur dans un restaurant puis travaille dans une pisciculture pendant dix ans et devient le contremaitre du patron. Il se marie avec Jenny Teoh, qui poursuit une carrière de marketing dans une entreprise américaine. Il revoit, rarement, Keong, un copain d’enfance, devenu vendeur de drogues et intermédiaire pour l’emploi de travailleurs immigrés très souvent illégaux.

Les employés indonésiens de la pisciculture attrapent le choléra ; il joint Keong pour l’aider à embaucher d’autres immigrés. Une bagarre avec leur interlocuteur, un émigré du Bengladesh, tourne mal et Ah Hock le tue par accident pour protéger Keong. Sorti de prison après trois ans, il est contacté par Su Min, qui poursuit des études aux Etats Unis et veut écrire un livre d’interviews sur l’itinéraire de Ah Hock.
- Migrants en Malaisie :
Des chiffres bien imprécis, mais probablement 15% des actifs. Sur 3,5 millions de migrants, au moins 1,3 millions sont dans une situation irrégulière. Ils viennent d’Indonésie, du Bengladesh, du Népal et des Philippines ; ils travaillent dans les états de Sélangor et Johore mais aussi à Sabah et Sarawak, employés dans l’industrie, la construction, les plantations et les services.

Le roman insiste sur les réactions racistes, « no one wanted to know about you if you were dark skinned or foreign” (p.10). Pour Lai, le patron de la pisciculture ou pour Keong, ces immigrés ne sont que des numéros sous-payés qui sont là pour faire les travaux les plus pénibles : « it wasn’t the pay that destroyed the spirits of those men and women, it was the work, the way it broke their bodies” (p.44) ; les suicides sont nombreux.
Pour l’auteur, les malaisiens chinois d’aujourd’hui font en fait subir aux migrants ce que leurs grands-parents ont enduré en arrivant en Malaisie à l’époque coloniale.
- Les inégalités sociales.
En Malaisie, on parle surtout de races et d’inégalités par rapport aux privilèges des Malais. En fait, on constate une forte augmentation des différences sociales en une seule génération. Ces inégalités sont plus fortes qu’en Europe mais moins qu’à Singapour ou aux Philippines. On pensait que le futur apporterait une vie meilleure pour une population plus riche, plus éduquée, on en est moins sûr aujourd’hui.
La vie de Ah Hock nous le montre ; malgré ses efforts et son sens des responsabilités, ses patrons, d’origine chinoise, n’ont rien fait pour lui ; mal payé, des bonus bien maigres, peu de perspectives.

Ces thèmes sont aussi développés dans « Strangers on the Pier », un bel essai autobiogaphique. Tash Aw ne parvient pas à ce que son père évoque le passé. Les grands-parents viennent du Fujian et de Hainan. Ce sont des immigrants ; on ne peut parler de ses faiblesses et la pauvreté, qui est une tare, doit autant que possible, être cachée.
C’est à la fin de l’école que les enfants perçoivent réellement les différences de classe et les futurs très divers qui les attendent. Tash Aw qui passe, adolescent, ses vacances dans le village des grands-parents maternels, sent qu’il s’éloigne du reste de la famille, qu’il risque de devenir un étranger.
- « The Survivors », un roman réussi :
On apprécie le ton du livre, parfois de la distance, parfois un peu de tristesse ; des qualités de style manifestes. C’est un livre très travaillé, comme dit l’auteur : « writing is a craft and a vocation…I have always believed in giving the writing the respect it deserves”. Un livre qui de toute évidence tient à coeur à l’auteur.
La composition est complexe ; le chapitre introductif est un résumé de l’intrigue du livre. On jongle entre le passé et le présent, entre la jeunesse du héros, sa vie d’homme marié et de contremaitre, ses interviews avec Su Min après ses années de prison ; il n’y a pas de progression chronologique.
Su Min est trop présente, elle est une jeune femme branchée, étudiante aux Etats Unis, végan et lesbienne ; elle est tout le contraire de Ah Hock. Mais c’est un personnage qui n’est pas vraiment intéressant et qui sert d’interlude dans le livre. Un seul point qui mérite l’attention : en tant qu’interviewer, elle prend le contrôle ; le livre qui va être publié est en fait le sien, Ah Hock n’en est que le support.
Ah Hock est un personnage attachant, un meurtrier sympathique. En fait le meurtre est beaucoup moins important pour l’auteur que sa réflexion sur la vie de son héros. Ah Hock ne se sent pas impliqué dans ce meurtre, ni dans le jugement. Il ne se souvient pas du visage de Ashadul et c’est au tribunal qu’il a connu son nom. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Tash Aw est un admirateur de « L’Etranger » d’Albert Camus.
Les personnages sont parfois un peu faibles, par exemple Keong cet ami d’enfance du héros, son mauvais génie. De même on peut regretter que le tempo de la deuxième moitié du roman soit moins soutenu que celui du début.
On est aussi surpris par le fait que les Malais n’apparaissent que très peu dans le livre alors que les revendications d’égalité économique avec les citoyens d’origine chinoise ont été la cause de conflits et de discriminations qui existent toujours.
Mais Tash Aw sait aborder des problèmes graves avec nuance et sans a priori. Il a écrit avec talent un roman honnête qui nous fait vivre avec plaisir et de l’intérieur les problèmes les plus sérieux de la Malaisie.
Bertrand Mialaret
- Tash Aw, « Le Tristement célèbre Johny Lim » (traduction de « The Harmony Silk Factory » !) Robert Laffont, août 2006, 420 pages.
- Tash Aw, “La carte du monde invisible », traduit par A. Neuhoff, Robert Laffont janvier 2012, 444 pages.
- 3- Tash Aw, « Un milliardaire Cinq Etoiles », traduit par J.F. Hel Guedj, Robert Laffont, septembre 2015, 448 pages.
- Tash Aw, « The Face, Strangers on a Pier “, Restless Books, 2016, 78 pages.
- Tash Aw, “We, the Survivors”, Fourth Estate, 2019, 326 pages.