Un bon roman de l’américaine Shawna Yang Ryan, publié en 2016, a obtenu l’année d’après un prix prestigieux, l’un des American Book Awards. « Green Island » (1) est un roman historique qui retrace la dictature de Chiang Kai-shek à Taiwan, la « Terreur Blanche » de 1947 à 1987 et les débuts de celle-ci avec les massacres du 28 février 1947. Des évènements qu’il faut connaître si l’on veut comprendre la complexité de la société et de la vie politique à Taiwan tout comme les difficiles relations entre Taiwan et la Chine.
- « Green Island », un roman historique :
Après la guerre de 1894 entre la Chine et le Japon, l’ile devient une colonie modèle du Japon pendant cinquante ans avec une assimilation culturelle intense. Après la reddition du Japon, Taiwan retourne à la Chine du KMT de Chiang Kai-shek dont les troupes sont acheminées par les Américains. Les Nationalistes considéraient les Taiwanais « not as rescued compatriots but like conquered adversaries » (p.13), une mauvaise gestion économique, la corruption et des pénuries accroissent les tensions.
Le 28/2/1947, une vieille femme qui vend des cigarettes à la sauvette, est blessée par des agents du gouvernement ; la foule s’interpose, une personne est tuée. Le gouverneur Chen Yi fait tirer sur la foule, l’ile s’embrase ; Chiang Kai-shek envoie des renforts, il y aura environ 20 000 morts. C’est le début de la « Terreur Blanche » qui sera renforcée après la défaite de Chiang par les forces de Mao Zedong et l’arrivée de près de deux millions de « continentaux » à Taiwan en 1949. La levée de la loi martiale n’interviendra qu’en 1987.
Ce 28/2, un médecin, Dr Tsai, accouche sa femme d’un bébé qui deviendra la narratrice du livre, son quatrième enfant. Dans une réunion avec les autorités, il prône la modération, il est arrêté et ne reste en vie qu’en soignant un de ses gardiens ; il est condamné à dix ans de prison à Green Island.
- Les prisons de l’« Ile Verte » :
Cette ile, située à 30 km au sud-est de Taiwan, est petite et peu peuplée. Elle a servi de prison politique pour 20 000 prisonniers qui y ont séjourné de 1951 à 1987. On parle peu dans le roman des conditions de vie très dures, des travaux forcés et des épidémies.
Deux Centres Pénitentiaires, « New Life Correction Center » et « Oasis Villa » ( !) qui font maintenant partie d’un Parc des Droits de l’Homme avec son musée. 300 000 touristes se pressent dans l’ile chaque année, parfois pour un pèlerinage, mais aussi et surtout pour admirer les coraux et les plages de l’ile.
Quand le Dr. Tsai est libéré, il rejoint Taichung où sa femme a retrouvé sa famille et élève leurs quatre enfants. C’est un homme totalement brisé qui s’adapte difficilement à une vie familiale et à une petite activité professionnelle. Il s’occupe néanmoins des études de la narratrice, sa fille préférée.
Quelques années plus tard, celle-ci rencontre le fils d’un ami de la famille, Wei, qui termine un PhD à Berkeley en Californie. En quelques semaines, ils décident de se marier et elle va le suivre aux Etats Unis.
- Une entreprise au long cours :
La mère de la romancière a été une source d’inspiration : originaire de Taichung, elle connaitra beaucoup de difficultés d’adaptation en Californie. Shawna est née à Sacramento, elle fait ses études universitaires à Berkeley puis à UC Davis. De 2006 à 2013, elle est professeur au City College of San Francisco et publie son premier roman « Water Ghosts » en 2007, elle est actuellement professeur de « creative writing » à l’Université de Hawai.
Elle a vécu plusieurs années à Taipei avec une bourse Fulbright et a beaucoup parcouru l’ile. De nombreux interviews tant à Taiwan qu’aux Etats Unis, un travail de documentation considérable pendant plus de dix ans. « Green Island » est alors publié en anglais en 2016 et traduit ultérieurement en chinois pour être lu à Taiwan.
Les Taiwanais vivant aux Etats Unis l’ont beaucoup aidée car nombre d’entre eux ont été confrontés aux agents du KMT. Des activités de renseignement, d’espionnage, de corruption, sous le drapeau de l’anti communisme et parfois avec une certaine neutralité des autorités américaines.
Dans le roman, la narratrice est menacée puis achetée par un agent du KMT et un dissident, ami de la famille, est assassiné. Cet épisode est inspiré du meurtre aux Etats Unis du journaliste Henry Liu, naturalisé américain, coupable d’avoir publié une biographie très critique de Chiang Ching-kuo, fils et successeur de Chiang Kai-shek.
Les opposants au KMT parfois utilisent également la violence ; Chiang Ching-kuo échappe de peu à un attentat à l’hôtel Plazza de New York. Ce qui surprend, c’est la « naïveté » de certains acteurs du roman qui sous-estiment la cruauté, la détermination, le professionnalisme des agents du KMT ; parfois cela ne parait pas tout à fait crédible.
- Un équilibre difficile :
Dans ce type de roman, une des difficultés est d’insérer le volume nécessaire d’informations historiques sans lasser des lecteurs qui souvent n’ont qu’une connaissance minime du pays et de la période. Dans « Green Island », on souhaiterait parfois plus de références historiques et moins de développements sur la psychologie des personnages.
C’est pourtant là une des forces de ce roman qui se lit avec grand plaisir : les personnages sont complexes, variés et ne sont pas comme trop souvent des ébauches. Le choix d’une narratrice est un atout ; elle nous montre son talent dans les négociations tant dans son couple que dans sa famille. Elle a des choix difficiles à faire avec des conséquences qui peuvent être tragiques ; jusqu’où peut-on aller pour défendre ceux qu’on aime ?
Mais le roman est trop long même s’il couvre une période historique étendue et plusieurs familles ; peut être est-il trop ambitieux. Certains épisodes secondaires ne sont guère utiles par exemple l’intervention d’un psychologue scolaire ou l’épidémie du SARS à l’hôpital…Parfois on peut se lasser des difficultés du couple de Wei et de la narratrice ! De même le style est parfois trop littéraire et peu compatible avec la brutalité de certaines scènes…
Mais c’est un livre important qu’il faut lire spécialement pour les Américains qui ont souvent une image positive de Chiang, l’ami des Etats Unis. De même pour les Européens qui ne connaissent pas Taiwan et encore moins son histoire même s’ils ont vu au cinéma le chef d’œuvre de Hou Hsiao Hsien, « La Cité des Douleurs » ! En 2017, le roman a été l’un des livres récompensés par l’American Book Award et ce n’est que justice…
- 1987, la fin de la Terreur Blanche :
La loi martiale est alors levée et les Taiwanais sont autorisés à visiter la Chine à des fins privées. L’année d’après marque le décès du Président Chiang Ching -kuo, Taiwan va connaitre des alternances politiques et devenir une démocratie.
En 1997, à Taipei est ouvert un musée sur les évènements du 28 février qui sont une étape essentielle dans la formation de l’identité taiwanaise. Le parc qui entoure le musée est dénommé « 2.28 Memorial Peace Park et doté d’une imposante sculpture moderne. Une visite du musée impressionne par les objets et photos exposés et la liste des disparus. Un musée qui fut un enjeu politique car le KMT a longtemps refusé toute responsabilité dans les crimes du 28/2.
Un petit musée qui tranche avec le grandiose Memorial Hall de Chiang Kai-shek, visité chaque jour par des milliers de touristes qui viennent admirer la relève de la garde devant l’énorme statue à la Lincoln de Chiang. Dans ce mausolée ou plutôt ce musée du culte de la personnalité, des vitrines de 20 mètres nous détaillent les plats préférés de Chiang !
Des commentaires qui sont parfois faux ou manipulateurs : par exemple le départ de Taiwan de l’ONU est présenté comme volontaire et l’incident de Xian en 1936 où Chiang a été emprisonné et forcé de lutter contre les Japonais est mentionné mais pas détaillé ! On se consolera en admirant ses voitures blindées et son bureau…
2017 a été le 70eme anniversaire du 28 février. La Présidente de Taiwan, Tsai Ing Wen, qui a dirigé le DPP (Parti Démocratique Progressiste) avant son élection en mai 2016 est confrontée à l’évolution nécessaire du mausolée, aux nombreuses statues de Chiang dans toute l’ile…
Plus important, une loi vient d’être votée qui crée un comité de neuf membres qui a deux ans pour établir l’histoire de la période, proposer des décisions réparatrices au-delà des compensations financières qui souvent ont déjà été accordées aux victimes.
Une opération très difficile pour la Présidente ; on peut se souvenir en France des hésitations du gouvernement français sur le régime de Vichy ! On doit saluer les résultats de Taiwan qui, mis à l’écart de la communauté internationale, est l’un des pays du monde où la démocratie a triomphé et a progressé…
Bertrand Mialaret
- Shawna Yang Ryan, « Green Island », Alfred A. Knopf, New York 2016, 380 pages.