Wu Ming-Yi est maintenant considéré comme un personnage central de la littérature à Taiwan ; on a déjà évoqué deux de ses romans, « L’homme aux yeux à facettes » (1) et « Le magicien sur la passerelle » (2) en soulignant leur originalité et leurs qualités. Un roman important vient d’être traduit en anglais par Darryl Sterk (3) qui était déjà l’auteur de la traduction de « The man with the compound eyes » ; « The Stolen Bicycle » est considéré comme un évènement et déjà couvert de prix.
Le roman est une synthèse du talent mais aussi de la personnalité du romancier : son obsession de l’écologie est évident tout comme sa passion pour la bicyclette ; il a même fait un tour de Taiwan sur un vieux vélo de collection pour la promotion de son roman ! Spécialiste des papillons, le romancier évoque l’industrie autour de ceux-ci et les collages effectués avec leurs ailes.
Sa famille est un thème central et les références aux passerelles et au Centre Commercial Chunghua sont nombreuses. Enfin comme dans d’autres livres, il nous plonge dans l’histoire de Taiwan, de la colonisation japonaise et des aborigènes mais précise : « I did not write this novel out of nostalgia but out of respect for an era I did not experience” (p.371).
Néanmoins, le thème unificateur du roman est la recherche d’un père disparu que le narrateur espère retrouver par les bicyclettes qui lui ont été volées ou qu’il a perdues ou abandonnées.
-La bicyclette, un « cheval de fer » :
Le narrateur, Little Cheng, dont on découvre le nom à la fin du livre, est écrivain et est devenu comme Wu Ming-Yi, un passionné de bicyclettes. Comme dit sa mère, « Iron horses have influenced the fate of our entire family ».
L’histoire de la famille débute en 1905, après dix ans de colonisation japonaise, avec la naissance du grand père. Le père est tailleur, la mère a donné naissance à quatre filles, une cinquième fille sera dénommée A-mua (c’est-à-dire C’est Assez !) Plus tard enfin un garçon puis un petit tardillon, le narrateur.
Dans un de ses romans, l’auteur évoque la disparition du père mais un lecteur lui demande de préciser ce qu’est devenu son vélo. Pas de réponse mais c’est cette interrogation qui donnera naissance à « Stolen Bicycle ».
Le narrateur s’intéresse à l’histoire de la bicyclette à Taiwan ; des importations japonaises puis la fabrication locale des « Lucky », la bicyclette de son père. Le roman nous donne sept courts chapitres, « Bike Notes », qui sont disséminés dans le corps du texte, rien ne nous sera épargné…
Little Cheng se rapproche des vendeurs, des réparateurs, des collectionneurs de vélos anciens et constitue lui-même une collection ; son appartement est plein de vélos qu’il répare, ce qui fait fuir sa petite amie Teresa.
Il rencontre Little Hsia avec une bicyclette Lucky qui est celle de son père, mais Little Hsia ne peut la vendre car elle appartient à Annie, l’ex petite amie de Abbas, un aborigène. C’est le long roman de la recherche de la Lucky qui commence, là où les souvenirs et les objets sont intimement liés.
Il faut se rapprocher d’éventuels collectionneurs, gagner leur confiance, évaluer les vélos et les pièces qui ne sont pas d’origine, mais surtout approcher les propriétaires. Un vélo est bien plus qu’un moyen de transport: « When you’ve ridden a bicycle like that, really ridden it, it’s like a true intersection with another person’s life” (p.188).
Il devient ami avec Abbas, visite son village et y rencontre Old Tsou qui est lié à l’histoire de la bicyclette ; on est proche du père disparu de Little Cheng et de sa Lucky. On évoque aussi le père d’Abbas, Pasuya, un aborigène Tsou ; Abbas fera un long voyage en Malaisie et surtout en Birmanie sur les traces de son père.
- Un symbole de réussite puis une bicyclette militaire :
Ces rencontres nous plongent dans l’histoire de Taiwan : le père du narrateur a travaillé au Japon pour assembler des éléments d’avion. A cette époque, une bicyclette était un élément de prestige, de standing, on devait même payer une vignette ! La guerre va tout bouleverser et les bicyclettes devenir une des armes essentielles.
Le roman nous détaille l’invasion de la Malaisie par les Japonais en 1941 avec le général Yamashita, 60 000 hommes et 10 000 bicyclettes qui pouvaient porter plus de 35 kg de rations et de munitions. Ces bicyclettes, couplées aux erreurs du commandement anglais, expliquent la rapidité de l’avancée japonaise et la prise de Singapour en février 1942, la plus grande capitulation de l’histoire militaire britannique.
En 1942, les Japonais recrutent des Taiwanais pour épauler leur armée ; Pasuya va rejoindre l’armée japonaise pendant la campagne de Birmanie, un épisode bien peu connu de la seconde guerre mondiale, opposant de 1942 à 1945, l’armée des Indes, les forces spéciales et l’aviation américaine, l’armée chinoise de Chiang Kai-shek et les envahisseurs japonais (appuyés par des forces thaï et des résistants birmans).
Pasuya apprend à vivre dans la jungle, à diriger des éléphants domestiqués par des Karens et finalement sera un des rares de son unité japonaise à survivre. Des éléphants sont transférés au zoo de Taipei et notamment Miss Ma. Ils sont protégés par un directeur japonais, Katsunuma, qui devra sacrifier certains animaux dangereux que les bombardements américains risquaient de libérer. Miss Ma, cachée dans un tunnel est sauvée ; les Japonais dans la littérature de Taiwan ont parfois une bonne image !
- Un écrivain qui se renouvelle :
« Stolen Bicycle » est très différent de ses livres précédents ; la bicyclette occupe une place centrale mais capte notre intérêt comme phénomène sociologique et historique, comme objet de passion d’un collectionneur. Parfois, on peut trouver trop long, trop technique, des développements sur la réparation des vieux vélos !
De même certains épisodes n’ajoutent pas grand-chose, par exemple la plongée sous-marine de Abbas et Old Tsou, certains épisodes de la campagne de Birmanie ou des animaux dans le zoo. On sent que l’auteur ne sait pas résister à un épisode secondaire raconté avec talent…
Mais on doit saluer la qualité littéraire, des descriptions splendides, un style très poétique bien servi par Darryl Sterk le traducteur. La composition est complexe et parfois difficile à suivre car l’auteur reprend sans nous prévenir des épisodes précédents qu’il ne fait guère avancer.
La nature, la jungle, jouent un rôle essentiel. Les soldats y sont immergés et doivent s’en défendre, ce sont les aborigènes qui s’adaptent le mieux. Les personnages sont complexes, le caractère du père est peu développé mais ceux des collectionneurs et de Abbas sont séduisants.
L’auteur réussit bien l’exercice délicat consistant à introduire de façon élégante et sans pesanteur des éléments historiques qui sont nécessaires mais parfois trop complexes (la guerre de Birmanie). Le romancier insiste sur la précision du livre vérifiée par des amis spécialistes, de même le traducteur a passé de long mois à Taiwan.
Le roman nous démontre la complexité de la réalité taiwanaise mais aussi de son histoire, souligne l’impact que l’on ne connait pas en Europe de la colonisation japonaise et de la deuxième guerre mondiale en Asie. Un livre remarquable dont on espère une traduction rapide en français.
Bertrand Mialaret
- Wu Ming-Yi, « L’homme aux yeux à facettes », traduit par Gwennaël Gaffric, Stock, 2014, 360 pages.
- Wu Ming-Yi, « Le magicien sur la passerelle », traduit par Gwennaël Gaffric, l’Asiathèque 2017, 270 pages.
- Wu Ming-Yi, «The Stolen Bicycle », traduit par Darryl Sterk. Text Publishing Melbourne, 2017, 380 pages.
- Wu Ming-Yi, “The man with the compound eyes”, traduit par Darryl Sterk, Harvill Secker, 2013, 300 pages.