Yan Lianke est un des romanciers contemporains les plus importants, à coup sur Nobélisable. Neuf de ses livres ont été publiés en France par Les Editions Philippe Picquier. Les traductions en anglais se sont multipliées sous l’impulsion de Carlos Rojas, professeur à l’université Duke, qui a traduit cinq de ses romans. « The Day the Sun Died » (1) a reçu en quelques mois des appréciations flatteuses dans le monde entier.
Ce roman a été publié à Taiwan en 2015 et comme la grande majorité des œuvres de Yan Lianke, n’est pas autorisé en Chine. Le livre a été couronné en 2016 par le prix prestigieux attribué tous les deux ans à un roman écrit en chinois par un jury international à Hong Kong (2). Une traduction française, « La mort du soleil » par Brigitte Guilbaud qui, avec Sylvie Gentil, récemment disparue, a traduit avec talent les romans de Yan Lianke, sera disponible dans quelques mois.
– Une nuit de tragédie :
Il ne s’agit pas d’une fresque historique comme dans d’autres de ses livres ou d’une narration réaliste ou mythique, même si la mort partout présente nous rappelle la Révolution Culturelle. Dans le gros bourg de Gaotian, au centre de la Chine, un jeune garçon de quinze ans, Li Niannian, va nous conter en onze chapitres cette nuit incroyable. Niannian n’est ni particulièrement brillant ni éduqué mais il a le sens de la famille et de ses responsabilités.
Les premiers cas de somnambulisme se produisent à la tombée de la nuit, les premiers décès aussi, ce sont des anciens qui se noient dans le canal. Souvent des paysans qui veulent continuer à récolter leur blé, « when people are dreamwalking, they only see the people and things they care about, and it is as if nothing else exists” (p.23).
– Une famille qui vit de la mort :
De même, la mère de Niannian en dormant continue ses ouvrages de papier découpé pour les funérailles. La famille exploite un magasin, « The New World » qui vend des articles funéraires et en vit confortablement. Les funérailles sont l’objet de violentes controverses car la crémation est maintenant obligatoire, ce que cette société rurale refuse le plus souvent. Les rituels qui entourent la mort, le cercueil, la tombe, sont des éléments essentiels de cette civilisation.
La crémation doit être imposée même si les funérailles traditionnelles sont impossibles dans les villes faute de place dans les cimetières. Il s’agit de conserver des terres cultivables ou de transformer des sites funéraires en terres agricoles. A Zhoukou dans le Hénan (la province de Yan Lianke), les cadavres doivent être déménagés après une incinération gratuite. Dans la province du Jiangxi, des primes sont attribuées aux familles qui remettent le cercueil au service funéraire.
Dans notre roman, le père de Niannian, Li Tianbo, a systématiquement dénoncé les familles qui procédaient à des enterrements et recevait alors 400 yuans du frère de sa femme qui gère le crematorium. Celui-ci récupérait de force les cercueils en faisant éventuellement exploser les tombes. Les cendres des défunts sont remises aux familles mais l’huile des corps est conservée par Li Tianbao dans des tonneaux.
– Yan Lianke, un personnage du roman :
Le romancier est très proche de Niannian qui lit ses livres mais ne les comprend guère et ne peut les citer correctement. Yan Lianke est une célébrité de Gaotian mais l’écrivain est très
préoccupé par son incapacité à écrire de nouvelles histoires, il vieillit, il se renferme. Dans ses crises de somnambulisme, l’inspiration l’envahit mais l’abandonne dès qu’il se réveille ; cette nuit extraordinaire va lui fournir un sujet.
« Because they were dreamwalking, people died one after another. Not all of them committed suicide by jumping into a river or hanging themselves. Others had been cut down while robbing and stealing. Out in the streets, it seemed as though the footsteps of thieves and bandits could be heard anywhere, but it also seemed as though there wasn’t anyone there at all” (p.147).
L’arrivée de villageois des alentours accélère les pillages. Ces paysans sont frustrés de ne pouvoir devenir des citadins et vont aller se servir dans les commerces du bourg. Les autorités locales ne font rien sinon banqueter en endossant des costumes mandarinaux oubliés par une troupe de théâtre et en prétendant revivre le royaume des Taiping.
Le somnambulisme peut conduire à faire amende honorable. Li Tianbo veut se racheter et avoue que c’est lui qui dénonçait ces funérailles interdites ; de même une voisine reconnait avoir empoisonné son mari. Li Tianbo et son fils tentent de limiter le somnambulisme en fournissant aux voisins et aux amis un thé très fort qui les maintient éveillés ; ce sont eux qui en fin de compte sauveront le bourg et permettront au soleil de briller de nouveau.
-Critique politique et plongée dans les profondeurs :
Plusieurs interviews de Yan Lianke permettent à l’auteur de préciser sa pensée (3). Ce somnambulisme se réfère au « Chinese Dream » de Xi Jinping, même s’il indique que « the personal dream is more important than the national dream ». « The country is like a boat floating on the sea and you have no idea where it is going to float next. This is what makes
Chinese people most insecure. Just like in the story, all the dreamers are very clear what they want to do but when they wake up, they do not know” (3b). “Because information is so tightly controlled, generations of Chinese have been dreamwalking through life without realizing it” (3c)
Mais en même temps, le romancier indique qu’il s’agit d’une plongée dans les profondeurs de l’âme humaine, dans sa noirceur. Le somnambulisme libère des conventions et permet de dévoiler les véritables personnalités.
De même que Lu Xun dans la préface de « Cris » comparait la société à une maison de fer et essayait d’utiliser la littérature pour réveiller ses concitoyens, de même Yan Lianke souhaite que « his writing, in other words, is like the blind man with the flaslight who shines his light into the darkness to help others glimpse their goal and destination » (Preface de Carlos Rojas).
– Un grand talent littéraire :
Une seule nuit, onze chapitres et des sections qui font référence au système traditionnel de suivi du temps (geng-dian). Un déroulement lent ; c’est la logique de cette nuit qui tient le lecteur éveillé sans que les nombreux évènements soient organisés pour relancer son intérêt.
Peu de personnages, la narration est faite par Niannian et cette intervention d’un adolescent rend ces épisodes inouïs plus acceptables. C’est un des talents de l’écrivain dans plusieurs de ses livres, que de nous faire partager des évènements incroyables, absurdes ou grotesques en nous laissant croire qu’il s’agit d’un déroulement normal. Mythe, réalisme ou plutôt mythoréalisme, la réalité en Chine est tellement invraisemblable qu’elle défie souvent toute acceptation.
Cette nuit n’est pas traitée comme une fable ; le roman est vivant, les descriptions, les dialogues, les évènements accrochent le lecteur mais le style donne parfois l’impression que la narration flotte comme un somnambule. C’est à mon sens d’un point de vue littéraire, le plus beau livre de Yan Lianke.
Il va certainement nous surprendre encore. Il nous annonce (3c) un nouveau roman « Heart Sutra » consacré à la religion. Il n’est pas croyant mais la religion l’interesse car « in China, the development of religion is the best lens through which to view the health of a society…Every religion, when it was imported to China, is secularized…What is absent in Chinese civilization, what we’ve always lacked, is a sense of the sacred. There is no room for higher principles when we live so firmly in the concrete”.
Bertrand Mialaret
(1) Yan Lianke, « The day the sun died”, traduit par Carlos Rojas. Chatto&Windus London 2018, 340 pages.
(2) “The dream of the Red Chamber award”, attribué tous les deux ans par la Hong Kong Baptist University.
(3) Interviews: a/The Guardian 22/9/2018, Lesley McDowell.
b/The Herald 1/9/2018, Jackie McGlone.
c/The New Yorker 15/10/2018, Jiayang Fan.